L’Invitée (François DE CUREL)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, au Théâtre du Vaudeville, le 19 janvier 1893.

 

Personnages

 

HUBERT DE GRÉCOURT

HECTOR BAGADAIS

COMTE FRANZ DE TEPLITZ

ANNA DE GRÉGOURT

THÉRÈSE

ALICE

MARGUERITE DE RAON

 

 

ACTE I

 

À Vienne, en Autriche. Boudoir très élégant. Il y règne ce demi-jour sur lequel les femmes d’un certain âge comptent pour montrer l’ensemble encore survivant de leur beauté, sans laisser apercevoir les défaillances de détail.

 

 

Scène première

 

ANNA, FRANZ

 

L’appartement est vide. Un domestique introduit Franz Le comte de Teplitz est un vieux beau d’environ cinquante-cinq ans. Tête de l’empereur François-Joseph. Il s’exprime avec des gestes mesurés et une courtoisie correcte. En même temps qu’il arrive par la droite, Anna entre par la gauche. C’est une femme de trente-huit ans, jolie, simplement mise avec goût. Franz lui baise les mains.

ANNA.

Bon ! Vous arrivez bien !

FRANZ.

Voulez-vous dire à propos ?

ANNA.

Tout le contraire.

FRANZ.

Décidément, nous parlons français aujourd’hui ?

ANNA.

Volontiers... Une langue si claire !

FRANZ, souriant.

Qui exprime la moitié du temps l’envers de ce qu’elle dit ?

ANNA, souriant.

L’exemple est mal choisi...

FRANZ, se disposant à battre en retraite.

Du moment que je vous gêne, il ne me reste plus qu’à...

ANNA.

Non, restez... Au fait, ce sera piquant de me voir entre vous et lui.

FRANZ.

Qui, lui ?

ANNA.

Hector Bagadais.

FRANZ.

Connais pas.

ANNA.

Il est pourtant votre frère d’armes.

FRANZ, avec sa lourdeur germanique.

Vous faites, sans doute, une allusion qui m’échappe.

ANNA.

Elle est obscure... Comment un vieux diplomate autrichien peut-il être frère d’armes d’un Français qui n’a, d’ailleurs, jamais été militaire ? Problème !... Cependant, il n’y a pas à dire, lui et vous avez fait le siège d’une même citadelle.

FRANZ.

Laquelle ?

ANNA.

Moi... Vous avez l’air d’ignorer de quoi je parle...

FRANZ.

Ah ! permettez !... Je me rappelle très bien, un hiver, avoir quitté Vienne pour courir après vous, bien que je fusse désigné pour faire danser l’archiduchesse Louise au bal de cour qui avait lieu le lendemain... Il en est résulté un scandale énorme !

ANNA.

J’avais dix-huit ans, et vous ?

FRANZ.

Trente-trois.

ANNA.

Seigneur ! Combien vous devez maintenant hausser les épaules, vous l’homme correct, au souvenir de cette fugue !

FRANZ.

Mais non... La passion...

ANNA.

À vos yeux, la passion reste une excuse ?... À qui donc se fier !... J’ose alors vous rappeler notre étonnement quand nous vous avons vu paraître à Nice, ma mère et moi... Surprise, je l’étais moins que ma mère... Le lendemain, vous demandiez ma main.

FRANZ.

Au lieu de faire danser l’archiduchesse Louise.

ANNA.

Et je refusais poliment.

FRANZ.

Ce qui me causait un chagrin mortel.

ANNA.

Mortellement ennuyeux, car, pendant quinze jours, vous m’avez assourdie de vos plaintes. Il a fallu, pour y mettre fin, l’annonce de mon mariage avec M. de Grécourt. Du coup, vous avez repris le chemin de Vienne.

FRANZ.

Pouvais-je assister ?...

ANNA.

Non... Mon bonheur avec M. de Grécourt a été mince, puisque nous nous sommes séparés au bout de quatre ans... Un pareil spectacle vous eût trop fait souffrir !...

FRANZ.

Par contre, rappelez-vous ma joie...

ANNA, riant.

De me voir malheureuse en ménage ?

FRANZ.

Méchante !... Ma joie de votre retour à Vienne...

ANNA.

Pourtant j’apportais de France une remarquable cruauté... malgré cela, je reconnais que depuis seize ans vous m’entourez de soins qui finiront par être désintéressés, tant nos âges prêchent le renoncement...

FRANZ, faisant la grimace.

Nous parlions de ce monsieur Bagadais...

ANNA.

Nous en sommes tout près. Le jour même où vous demandiez ma main à Nice, il la demandait aussi et je la lui refusais comme à vous... Vous étiez décidément frères d’armes.

FRANZ.

Il paraît s’être consolé plus vite.

ANNA.

Détrompez-vous... Il a fait meilleure mine à l’adversité, tout en se montrant d’une ténacité supérieure... À la sacristie, le jour de mon mariage, il m’a fourni le compliment le mieux tourné ; mon voyage de noces terminé, il m’est revenu, comme si rien n’était changé. Je l’ai eu pour cavalier servant, de bonne humeur et résigné, pendant les quatre années qui se sont écoulées jusqu’à ma séparation... Rien ne le décourageait... La naissance de mes deux filles, qui aurait pu refroidir un moins beau zèle, laissait le sien inaltérable. Il a fallu pour en venir à bout l’effondrement de mon ménage. Là-bas une femme disponible devient sacrée.

FRANZ.

Oh ! ces Français !

ANNA.

N’en disons pas trop de mal ; ils disparaissent, mais ils reviennent. On leur reproche d’être une race de premier mouvement, aimable mais superficielle. On prétend qu’ils ne savent pas voyager, que hors de leurs frontières, rien n’existe... Eh bien, M. Bagadais vient de Paris à Vienne, exprès pour me voir, alors que depuis si longtemps loin de ses yeux, je pouvais me croire loin de son cœur.

FRANZ.

Vient-il exprès ?... Qu’en savons-nous ?... Peut-être profite-t-il d’un voyage d’agrément pour...

ANNA, riant.

Y joindre une corvée !

FRANZ.

Mais non... Je ne dis pas cela...

ANNA.

Mais si, vous le dites !... Vilain métier de débiner un rival ! Car, si ce n’est pas un rival, qu’êtes-vous tous deux ?... Moi, je crois en lui... Tenez, écoutez sa lettre...

Elle fouille dans sa poche.

On n’est pas plus affectueux !... Non, je ne l’ai pas... C’est dommage, j’aurais eu du plaisir à vous la lire... Pauvre Hector !... Il y a bien longtemps que je ne pensais plus à lui, mais depuis que j’ai lu sa lettre, il ne me sort pas de la tête... Quelle journée !... Il me prévient qu’ayant des choses graves à me communiquer, des choses qu’on n’écrit pas, il se présentera chez moi aujourd’hui. On a beau être insensible au point de rester sourde aux vœux que vous avez passé votre âge de raison à m’adresser, il n’en est pas moins vrai que je suis touchée de voir quelle persistance Hector met à se souvenir de moi.

FRANZ, soupirant.

L’heureux mortel !... Ah ! les absents n’ont pas toujours tort !... Et quant à cette visite, on ne sait vraiment qu’en penser...

ANNA.

Imitez-moi, n’en pensez rien, car je n’entrevois absolument pas quelle est la grave affaire dont veut m’entretenir Hector... Une seule chose m’apparaît claire, c’est qu’il n’apporte pas à mes trente-huit printemps une nouvelle édition de ses aveux d’autrefois... Je sais, hélas ! ce que durent les affections... J’ai passé plus d’une heure pénible à le méditer. Croyez que cette nuit j’ai pu fermer l’œil...

Elle se lève pour se regarder dans la glace.

Mon teint, voyons ?

Après un rapide examen.

Oui, plus pâle qu’à l’ordinaire. Oh ! n’y voyez pas un symptôme romanesque. Celui qui va venir m’a connue dans une crise douloureuse. Quelles que soient les banalités où il se renfermera, sa seule présence va me rappeler un temps d’épreuves, et je ne le reverrai pas sans émotion. Tout cela n’empêche pas que je l’attends avec plaisir... Excellent ami ! Il est à peu près de votre taille, mais plus mince, assez frêle même...

FRANZ.

Voici quelqu’un.

Hector entre. Il est de robuste carrure.

Pas encore lui.

ANNA.

Si, c’est lui !...

À mi-voix.

mais alourdi !...

S’empressant à la rencontre d’Hector.

Quel bonheur !

FRANZ.

Bah !

À part.

Il n’est pas frêle du tout ! Quant à elle, que croire ?

 

 

Scène II

 

ANNA, FRANZ, HECTOR

 

ANNA, ramenant Hector.

Mon ancien, mon fidèle ami, ravie de vous voir !... Mais quelle surprise, hier, quand j’ai lu votre lettre !... Je me croyais bien oubliée. Quelquefois, je me disais : – « Sait-il seulement encore que j’existe ? »

FRANZ, à mi-voix, avec un sourire équivoque.

Que croire ?

HECTOR.

Et toujours jeune, chère Madame, jeune et charmante comme au temps jadis !

ANNA, montrant Franz.

Gardez-vous d’exagérer mes mérites passés devant ce témoin qui a bonne mémoire... Il faut que vous fassiez connaissance... Hector Bagadais... Comte Franz de Teplitz, un autre de mes bons amis...

Les deux hommes se saluent.

HECTOR, à Franz.

N’ai-je pas eu l’honneur de vous rencontrer, il y a quelque vingt ans, à Nice ?

FRANZ.

Je crois. Monsieur, que vous faites erreur.

ANNA.

Mais non, c’est fort possible... M. de Teplitz est, en effet, venu à Nice il y a une vingtaine d’années. J’y étais.

HECTOR.

Parfaitement. J’y étais aussi.

FRANZ.

J’y étais, c’est vrai, mais je ne me rappelle pas y avoir rencontré monsieur.

HECTOR.

Je vous ai parfois aperçu chez madame qui n’était pas encore mariée et habitait avec sa mère.

ANNA, riant.

Oui, vous avez certainement dû vous rencontrer chez nous... Que c’est loin ! Où sont mes songes d’alors ?

FRANZ, sentimental.

Je retrouve la plupart des miens... Les sentiments ne changent pas forcément avec l’âge.

HECTOR, ironique.

Non, pas forcément... Ils suivent une pente naturelle qu’ils ont à ne pas rester les mêmes.

ANNA, souriant.

M. Bagadais tâche de nous faire croire que les Français sont capricieux... En politique, cela saute aux yeux, mais sur la question d’amitié, je ne les suppose pas plus fragiles que d’autres. Sa présence ici le prouve.

HECTOR, lui baisant la main.

Merci, chère Madame, merci !

S’adressant à Franz.

En y réfléchissant, vous ne pouvez pas me reconnaître. Je suis un autre homme... En ce temps-là, j’avais une préoccupation de cœur qui me rendait méconnaissable... Les grandes passions mangent et boivent mal.

ANNA, à Franz.

Les Français ont de grandes qualités, mais ce sont d’incorrigibles bavards.

HECTOR.

J’explique pourquoi j’étais si gringalet.

FRANZ, ironiquement.

Depuis cette époque, vous avez repris le dessus.

HECTOR.

Mon père a vécu quatre-vingt-dix ans, et avec une constitution comme la mienne...

ANNA, à Hector.

Moi qui ne vivrai pas cent ans, j’ai peur que ma courte existence ne suffise pas à la foule de questions dont je veux vous accabler.

FRANZ, s’incline devant Anna.

Permettez-moi, Madame, de prendre congé.

ANNA.

Au revoir.

Elle lui serre la main.

FRANZ, à Hector.

Monsieur...

HECTOR.

Enchanté, Monsieur, d’avoir fait votre connaissance.

Salut cérémonieux.

 

 

Scène III

 

ANNA, HECTOR

 

HECTOR suit des yeux Franz qui sort.

Lourdaud, mais sympathique. Dire que j’ai eu envie de le tuer la première fois que je l’ai vu !

ANNA, riant.

J’ai dû m’en apercevoir, sans cela, je vous aurais peut-être bien épousé... Vrai, c’est la terreur d’avoir un mari jaloux qui m’a fait reculer... Vous avez eu de la chance !

HECTOR.

Et beaucoup de chagrin.

ANNA.

Mon mari vous répondrait qu’il n’a pas été heureux auprès de moi.

HECTOR.

J’étais si toqué de vous ! Hubert ne l’a sûrement pas été autant, j’ai assez tourné autour de votre ménage pour l’avoir observé comme il faut... Eh bien, Hubert n’était pas à son affaire... Avec moi, vous n’auriez pas eu la tentation de regarder çà et là. Il fallait m’épouser. C’était une occasion unique... Une femme n’est pas aimée deux fois de cette façon-là.

ANNA.

Grâce pour mes erreurs. Mon existence est bâclée, une croix dessus, et parlons de choses plus modernes. Depuis ma séparation et mon départ de France, je n’ai plus rien su... Pas une lettre, pas une visite... Que sont devenus mon mari, mes enfants ? Ayant repris ici mon nom de jeune fille, je ne me gênais pas pour interroger sur eux les attachés d’ambassade qui me faisaient danser. J’obtenais ainsi de vagues renseignements. Dites, que s’est-il passé après mon départ ? Vous, que jusque-là rien n’avait découragé, vous m’en avez donc bien voulu ? Cesser ainsi du jour au lendemain de me connaître !

HECTOR.

Votre mari a répandu le bruit que vous étiez folle. Je l’ai cru comme tout le monde, comme vos filles le croient encore.

ANNA.

En effet, Hubert avait imaginé de me faire passer pour folle... En le quittant, je suis allée m’enterrer vive à la campagne, en Hongrie, le temps d’être parfaitement oubliée. J’ai pu ensuite m’établir ici. Ma famille, qui est très bien posée à la cour m’a aidée à faire peau neuve. Je me suis arrangé une existence tranquille, indépendante et confortable. Ainsi, ma rupture n’a causé aucun scandale ?

HECTOR.

Pas l’ombre, puisque moi-même je ne me suis douté de rien. C’est seulement au bout de deux ans qu’Hubert m’a confié en grand mystère que vous aviez dû fuir avec un amant.

ANNA.

Vous avez été indigné ?

HECTOR.

J’ai éprouvé... tant pis si je suis ridicule !... quelque chose comme une amère déception, mêlée de...

ANNA.

Ressentiment ?...

HECTOR.

Ma foi, oui... Je vous étais si attaché depuis longtemps...

ANNA, souriant.

Tromper mon mari avec vous, à la bonne heure ! Averti que je m’étais adressée ailleurs, vous avez trouvé la plaisanterie déplacée.

HECTOR.

Il n’y a pas de quoi rire... Vous qui donniez l’impression d’une si parfaite possession de soi-même, partir avec un étranger !... Jamais, depuis cette époque, je n’ai pu regarder dans les yeux d’une femme sans y lire la trahison... Vous m’aviez gâté la vie... Mon découragement a été si profond que j’ai renoncé à me créer un intérieur.

ANNA.

Je serais tentée de vous demander pardon, s’il ne m’était pas facile de me justifier... Je n’ai jamais eu d’amant... J’ai aimé passionnément mon mari, je lui ai été attachée au delà de ce que vous pouvez imaginer. Un jour, j’ai découvert qu’il entretenait une chanteuse de café-concert. Sur l’heure, dans une crise de rage aveugle, sans regarder derrière moi, je me suis sauvée à l’étranger, avec le seul désir de cacher mon désespoir. Jamais Hubert ne s’est douté du vrai motif de ma fuite. Il a supposé que je ne partais pas seule, et, en me l’écrivant, il me priait, pour ménager l’opinion, de ne plus reparaître en France, où je passerais désormais pour folle. Je n’ai pas daigné répondre. J’acceptais tout. Mon orgueil se révoltait à l’idée d’être calomniée, mais la femme outragée ne voulait, à aucun prix, confesser son humiliation. Moi, la délaissée, je faisais l’infidèle et mon mari pleurait ! Car il a pleuré, me payant ainsi les souffrances que je cachais à tous les regards. Voilà comment, sans procès, sans témoignages injurieux, je me suis rendue libre. Vous m’avez crue folle, c’est morte qu’on aurait dû dire : car je suis réellement morte pour lui.

HECTOR.

Que vous ayez éprouvé une âpre jouissance à rendre à votre mari chagrin pour chagrin, cela s’explique, mais comment avez-vous eu le courage de renoncer à vos enfants ?

ANNA.

Aux yeux de l’amoureuse que j’étais, mes enfants représentaient des heures d’amour. En eux c’était leur père que j’adorais. Après ma fatale découverte, lorsque au moment de partir j’ai voulu les serrer dans mes bras, je n’ai pas pu... Mon cœur de mère se déchirait, mon cœur d’épouse détestait... C’est lui qui l’a emporté...

HECTOR.

Vous venez de proclamer qu’en vous l’épouse est morte, et la mère me saura gré, je pense, de lui parler de ses filles.

ANNA.

Oh certainement !... De ce que mon mari vous a mis dans le secret de ma prétendue infidélité, je conclus que votre intimité avec lui ne s’est pas relâchée après mon départ, et que vous avez été à même d’observer ce qui se passait.

HECTOR.

J’ai suivi l’impulsion qui me ramenait continuellement là où j’étais habitué à vous voir. Votre fantôme m’y recevait. Vos fillettes me le rendaient présent en appelant leur mère... Votre mari, après m’avoir dit qu’on vous avait conduite en Autriche pour y être enfermée, ne parlait jamais de vous ; mais il y pensait, cela se voyait à une ombre qui obscurcissait parfois son regard. Guetter cette ombre, c’était encore m’occuper de vous. Dans ma détresse, j’y trouvais une douceur.

ANNA, touchés.

C’est triste, mon cher ami !...

HECTOR.

Peu à peu, les petites ont moins réclamé leur mère, les regards se sont éclaircis ; votre ombre, plus rarement évoquée, s’est doucement effacée. Mais j’ai continué à hanter la maison. Quoique délaissée par vous, elle ne me semblait pas déserte... Je m’étais tout bêtement attaché à Hubert et aux enfants.

ANNA, souriant.

C’est donc une espèce de transfuge que j’ai devant moi.

HECTOR.

Non, mais un sincère allié des deux partis, brûlant de leur être utile à l’un et à l’autre.

ANNA.

Il est malaisé de m’être utile, car je ne souhaite rien... Si pourtant ! Je réclame une description de mes filles... L’aînée avait quatre ans lorsque j’ai disparu.

HECTOR, triomphant.

J’ai mieux à offrir qu’une description : voici leurs portraits...

Il tire deux photographies de son portefeuille. Anna s’en empare vivement et va les regarder au jour près de lu fenêtre.

ANNA.

Elles sont jolies... et puis quelque chose de déluré... De vraies petites Françaises. Voyons, je ne me trompe pas, celle-ci est bien Thérèse ?

HECTOR, regardant.

Parfaitement, Thérèse, l’aînée... Vingt ans, de l’esprit comme un démon et crâne, allez !...

ANNA, continuant l’examen des portraits.

Alice a l’air d’être très blonde.

HECTOR.

Comme les blés... Nature excessivement fine.

ANNA.

Des yeux si doux !... n’est-ce pas ?

HECTOR, banalement poétique.

Un regard de gazelle. La photographie en donne à peine idée.

ANNA, montrant les photographies.

C’est pour moi, j’espère ?

HECTOR.

Oui, oui, certainement.

ANNA, les examinant encore.

Vous me faites un gros plaisir.

HECTOR.

Attendez-vous à mieux.

ANNA, le regarde fixement.

Que voulez-vous dire ?

HECTOR.

J’apporte un message de paix. Il ne tient qu’à vous d’embrasser vos filles.

ANNA, froidement.

Pas possible.

HECTOR, joyeux.

Si, Hubert m’envoie vous l’offrir.

ANNA, ironique.

Pourquoi cette générosité subite ?

HECTOR.

Hubert n’a plus au fond du cœur assez de rancune pour éterniser votre brouille. Il pense que vous appeler près de vos filles est une bonne œuvre. Allez les voir, tant qu’il vous plaira, même chez lui... Soyez leur mère... Mon Dieu, je parle pourtant avec clarté, comment expliquer votre froideur devant cette bonne nouvelle ?

ANNA.

Parce qu’elle ne m’apporte qu’une impression douloureuse. Il faudrait être folle de joie et je constate que rien ne tressaille dans mon cœur...

HECTOR.

C’est ce qui me semble incompréhensible.

ANNA.

Hélas ! c’est pourtant simple !... Je n’ai pas envie de revoir mes filles !... Quand il a fallu les quitter, j’ai cruellement souffert, mais peu à peu je suis parvenue à l’indifférence. Vous racontiez que les premiers jours mes filles réclamaient beaucoup leur maman, puis qu’elles ont tout doucement cessé de penser à elle. Nous sommes quittes. Ou plutôt non ! Mes filles se souviennent-elles seulement du chagrin qui a si peu troublé leurs jeux ? Moi, devant le vide affreux de mon cœur, je mesure ce qui m’est à jamais refusé... Depuis longtemps je savais ce qu’il en coûte de supprimer en soi les sentiments que Dieu y a mis. On en souffre tant qu’on les garde et on reste inconsolable de les avoir perdus. Allez, mon égoïsme est exempt de sérénité. Rien ne m’attire en France, je ne vois aucune raison pour affronter une aventure grosse de déceptions et je me résigne à demeurer ici avec des peines dont j’ai l’habitude. Voilà tout, et ce n’est pas gai.

HECTOR.

Comment, c’est cela votre réponse !

ANNA.

Oui, et très nette. Dites à mon mari que je suis sensible à sa démarche. Me rendre mes enfants est une grande charité, mais je la refuse.

HECTOR, affolé.

Non, mille fois non !... Il est impossible que ce soit votre dernier mot. Je m’explique votre aversion pour Hubert, mais vos filles !...

ANNA.

D’abord je ne déteste pas Hubert. La querelle est trop ancienne. Je crois même qu’il ne me serait pas insupportable de le voir... Mais lui, quel accueil me réserve-t-il ? Dites-le-moi donc, vous ! Serai-je traitée comme une coupable à laquelle on accorde un large pardon ? Me recevra-t-il avec une dignité polie, me rendant par grâce une place à sa table ? Peut-être, se persuadant ce qu’il a laissé croire au public, me témoignera-t-il l’indulgente pitié qu’on doit aux folles ? Cela pourrait être amusant à observer, mais je ne m’en sens pas la patience.

HECTOR.

Permettez, il n’est question que de vos filles.

ANNA.

Je ne les connais pas, mes filles, tandis que mon mari !... Non, je n’aurais pas la vertu de me laisser traiter en repentie...

HECTOR.

Vous direz simplement la vérité... Quelle importance maintenant...

ANNA, avec un brin de coquetterie.

L’importance ?... Vous êtes bon, vous !... En apprenant que j’ai été injustement punie, s’il tombe à mes genoux et me prie d’oublier.

HECTOR.

Ce sera gentil et...

ANNA.

Ah ! mais non, je ne veux pas... À mon âge, recommencer l’apprentissage d’une vie en partie double, merci !...

HECTOR.

Encore une fois, il n’est question que de vos filles !

ANNA.

Je leur porte l’intérêt qu’on a pour les enfants d’une amie malheureuse morte depuis longtemps... Mon mari, lui, s’il croit me reconquérir...

HECTOR, impatienté.

Madame, il n’en a aucune envie... Je vous conseille d’aller là-bas, de dire hardiment à Hubert que vous n’avez jamais été coupable. Cela vous donnera le beau rôle. Ne redoutez pas de sa part le moindre attentat.

ANNA, naïvement.

Il ne me croira pas ?

HECTOR.

Si, parfaitement... Mais sans l’ombre de désagrément pour vous.

ANNA, piquée.

Suis-je donc si ravagée ?

HECTOR, banalement aimable.

Ah ! que non pas !

ANNA, à la recherche d’une consolation à son amour-propre.

Au fait, je ne vous ai pas demandé comment il se porte ?

HECTOR.

Fort comme un Turc. Oui, plutôt trop gaillard pour un homme de son âge et qui a charge d’âmes.

ANNA.

Ah !... Est-ce que par hasard il aurait ?... Je suis sotte avec mes questions... En quoi cela me regarde-t-il ?

HECTOR.

Cela vous regarde, au contraire... Questionnez, questionnez, je ne me ferai pas scrupule de répondre.

ANNA.

Il a une liaison ?

HECTOR.

Il en avait une à vos côtés, est-il probable que depuis des années que vous êtes au loin, il s’en prive ?

ANNA.

Je n’ai jamais supposé qu’il vivait comme un anachorète... Mais il y a liaisons et liaisons... La sienne est donc sérieuse, pour que vous m’assuriez qu’il ne tentera pas contre moi le moindre retour offensif ?

HECTOR.

Une véritable chaîne.

ANNA.

Serait-ce ?... Non, n’est-ce pas, ce n’est plus sa chanteuse de café-concert ?

HECTOR, souriant.

Oh !... ne remontons pas au déluge... Non, non, c’est quelque chose de beaucoup plus relevé.

ANNA, très vexée.

Ah ! Est-ce que je la connais ?... Dites-moi son nom ?...

HECTOR.

Mme de Raon, femme d’un M. de Raon qui est mort il y a sept ou huit ans.

ANNA.

Laissant mon mari légataire universel.

HECTOR.

Oh ! je soupçonne qu’Hubert avait déjà la nue propriété.

ANNA.

Qui aurait cru mon mari capable d’une pareille constance ?... Il faut que cette Mme de Raon... Attendez donc !... N’est-ce pas une demoiselle de Mornex ?

HECTOR.

Justement. Marguerite de Mornex.

ANNA.

Si je me souviens bien, elle était pourtant assez ordinaire.

HECTOR.

Elle a gagné... C’est une femme très agréable.

ANNA.

Quel âge ?

HECTOR.

Environ trente-deux.

ANNA, avec une grimace.

Eh bien elle ne gagnera plus !...

Réfléchissant.

Voilà une femme qui n’est plus de la première fraîcheur, dont mon mari est affublé depuis plusieurs années ; il pourrait bien s’en fatiguer sous peu. C’est même à supposer... En tout cas, si j’allais chez lui, je craindrais de troubler la félicité de cette dame, chose qui répugne à mon bon cœur... C’est si facile à un mari de tromper sa maîtresse avec sa propre femme !...

HECTOR.

Un mari trompe aisément sa maîtresse avec sa femme, quand la maîtresse habite loin du toit conjugal. Ici, nous n’en sommes plus tout à fait là...

ANNA.

Comment, on court le risque de rencontrer Mme de Raon chez mon mari ?

HECTOR.

Elle est très jeune de caractère et amie de vos filles... Cette aimable bande marche presque toujours au complet. Mme de Raon possède un domicile, mais elle s’installe souvent à demeure chez M. de Grécourt... aux bains de mer, aux eaux, à la campagne, partout où cela s’arrange... En ce moment même, elle est à la campagne, chez votre mari.

ANNA.

Et c’est dans cette société... mêlée, que vous aviez mission de m’attirer ?

HECTOR.

Ne prenez pas de travers l’invitation d’Hubert... Il n’a nulle envie de vous froisser... Son désir est de vous mettre en relation avec vos filles... Cela lui paraît convenable. Il s’est renseigné d’une façon précise sur votre existence à Vienne. Elle n’a prêté à aucun soupçon, quoiqu’on vous ait beaucoup fait la cour.

ANNA, riant.

Témoin votre frère d’armes, le comte de Teplitz.

HECTOR.

Bref, votre mari pense que vous ne serez pas déplacée auprès de vos enfants.

ANNA, ironiquement.

Il m’a rendu suffisamment d’estime pour faire de moi l’institutrice de ses filles, auxquelles il donne sa maîtresse pour camarade.

HECTOR.

Faites de méchants mots, pourvu que vous cédiez.

ANNA.

Et pourquoi ne céderais-je pas ?... Au premier abord, votre proposition m’a laissée froide. Maintenant, grâce à vos bavardages, j’entrevois une amusante équipée. Nous partirons ensemble.

HECTOR.

Ô la bonne nouvelle !... Je cours télégraphier à Hubert.

ANNA.

Gardez-vous-en, ou je ne pars pas.

HECTOR.

Comment ?

ANNA.

Je vous accompagne à une condition : c’est que nous tomberons chez eux à l’improviste. Vous dites qu’ils sont à la campagne avec Mme de Raon. Eh bien ! je me fais fête de tomber dans ce petit ménage placidement criminel. Avec mon caractère facile, pas de danger que je prenne les choses au tragique. J’arriverai, très bonne enfant, ne m’apercevant de rien, bête et gentille comme tout. Ce sera d’abord un grand émoi dans la fourmilière, puis bien vite l’apaisement et la reprise du train-train habituel. Alors, je songerai au retour après m’être offert à peu de frais un spectacle d’amateur.

HECTOR.

Tout cela va contrarier Hubert. Il comptait bienêtre prévenu à temps pour vous abandonner une maison irréprochable.

ANNA.

Il voulait donc s’absenter ?

HECTOR.

Je le crois.

ANNA.

Avec Mme de Raon ?

HECTOR.

Sans aucun doute.

ANNA.

C’est bien ce qui me désobligerait !... L’excursion serait ratée si je ne voyais pas ma place occupée. Cela s’appelle une contemplation philosophique.

HECTOR.

Du diable si Hubert m’envoie vous proposer une contemplation philosophique ! Il s’agissait de vos filles...

ANNA.

Et je pars pour mon mari !... Vous trouvez moyen de m’envoyer au bout du monde voir comment il s’y prend pour être heureux sans moi. Car enfin, ma partie de plaisir, la voilà ! Stupide curiosité ! Compromettre une paix si chèrement achetée !... Qu’est-ce que cette rage d’aller autour de lui en quête d’émotions ?... Enfin, j’ai dit oui... Mais pas de dépêche... Rien qui fasse prévoir mon arrivée... J’ai votre parole ?...

HECTOR.

S’il faut la donner pour vous emmener...

ANNA.

Il faut.

HECTOR.

Je la donne.

ANNA.

Affaire conclue. Demain matin, nous prenons l’express. Dînez-vous avec moi ce soir ?

HECTOR.

Mille remerciements... Je ne connais pas Vienne, et n’ayant qu’une soirée pour visiter la ville...

ANNA, souriant.

Bien, bien, profitez-en... Je vous donne congé. Demain, à la gare ! Ah ! un article du traité que j’oubliais : il est convenu que vous me ramenez dans quelques jours. Je n’aime pas voyager seule.

HECTOR.

Ravi de voyager avec vous, aller, retour, toujours...

ANNA.

On n’est pas plus aimable ! À demain.

Il sort.

 

 

ACTE II

 

À la campagne, chez M. de Grécourt. Grande galerie vitrée tapissée de plantes grimpantes. Mobilier rustique. Billard. Ouvrages de femmes. Livres ouverts sur les meubles. Pêle-mêle dans les coins, jeux de toutes sortes : volants, raquettes, filet de tennis, etc. Accrochés à un pendoir : chapeaux de jardin, imperméables, ombrelles, cannes à pêche, paniers à mettre des fleurs, etc. Le vitrage du fond laisse apercevoir un beau parc traversé par une petite rivière qui serpente entre des bouleaux et des saules. Une porte placée au milieu du vitrage donne accès dans le parc.

 

 

Scène première

 

THÉRÈSE, ALICE

 

Les deux jeunes filles reviennent du parc. En entrant elles accrochent leurs chapeaux de paille et déposent leurs ombrelles. Robes très simples de couleur claire.

THÉRÈSE, se laissant tomber sur un siège.

À présent, nous n’avons qu’à nous tourner les pouces jusqu’au dîner.

ALICE.

Ah ! ce n’est pas folichon ici !... L’an passé nous avions du moins le petit Persac. Il était drôle. Mais cette année, malgré d’aimables instances, il nous tient rigueur. C’est joliment ta faute !

THÉRÈSE, d’un ton détaché.

Bah ! bah !

ALICE.

Si, ma bonne !... Pleure, s’il te reste des larmes, pleure une certaine nuit où nous l’avons emmené dans le parc. Nous étions à la lisière du bois quand une chouette s’est mise à crier. Tu pouvais à merveille te passer de te cramponner à lui avec les marques de la plus vive terreur, car nous entendons des hiboux tous les soirs sans y prendre garde... Mais tu as trouvé intéressant de te blottir contre lui... Depuis quelques jours ça marchait ferme entre vous deux. Tu n’avais qu’à voir venir. Il a gagné un fameux refroidissement ce soir-là !

THÉRÈSE.

Je te conseille de parler moins haut... Il y a deux ans nous avions ici l’excellent Van Nervinde... Ce Hollandais n’est pas joli, joli... son esprit n’est pas un feu d’artifice, mais son cœur flambait pour toi, et comme il a des plantations grandes comme un département, je ne te trouvais pas à plaindre... Tu n’avais qu’à laisser son cœur exposé traîtreusement aux rayons de tes yeux... Te rappelles-tu cette promenade où Van Nervinde cheminait entre nous dans les prairies du grand étang ?... Tout à coup, tu juges à propos de te tourner le pied, histoire de peser pendant une heure sur le bras de ton Hollandais... Ce que tu étais lourde !... Il suait à grosses gouttes et en a contracté une fichue grippe cousine du refroidissement de Persac.

ALICE.

Nous n’avons évidemment pas de chance... Est-ce que des personnes agréables et qui font des frais tant qu’on veut, devraient rester ainsi sur le carreau ?

THÉRÈSE.

Jusqu’à Hector qui s’est envolé et ne revient pas !

ALICE.

Peut-être est-il allé prendre femme...

THÉRÈSE.

Oh ! cela ne le tourmente guère... S’aperçoit-il seulement que nous sommes des jeunes personnes très à point ?... C’est l’être le plus distrait que je connaisse.

ALICE.

En tout cas, il a entrepris une expédition mystérieuse... Papa sait où. Dès qu’on y fait allusion, il prend un air innocent.

THÉRÈSE.

Dis donc, est-ce assez sciant que papa veuille nous accompagner le mois prochain à Dieppe !

ALICE.

Sous tous les rapports il ferait mieux de rester ici.

THÉRÈSE.

Toujours sur nos talons !... Cela serait très bien si Marguerite n’était pas du voyage, mais du moment qu’elle se joint à nous, papa devrait bien garder la maison.

ALICE.

Sans contredit... Ce n’est pas qu’il nous surveille beaucoup, ce pauvre père...

THÉRÈSE, regardant au travers du vitrage.

Tiens, vois-le là-bas qui pêche à la ligne sous ce bouquet d’aulnes, au tournant de la rivière... Sûrement il n’a pas la mine d’un tyran.

ALICE.

C’est égal... sa présence nous fait du tort... On trouve la caravane trop complète.

THÉRÈSE.

Réellement, Marguerite devrait loger dans un autre hôtel.

ALICE.

Dans le même hôtel, passe encore, mais porte à porte !... Se figurent-ils que le public est aveugle ?

THÉRÈSE.

Si papa l’était seulement !... il ne garderait pas Marguerite à vue. Tu ne t’es pas aperçue qu’il est un peu jaloux, le cher homme ?

ALICE.

Chut ! Quand Noé était ivre, ses enfants faisaient un péché en ne le croyant pas à jeun... L’Écriture le dit...

THÉRÈSE.

Je dis, moi, que nous sommes suffisamment dépréciées par la folie de maman, sans être encore compromises par le sans-gêne de papa.

On voit Marguerite arriver du parc.

ALICE.

Tais-toi !... Marguerite.

 

 

Scène II

 

THÉRÈSE, ALICE, MARGUERITE

 

MARGUERITE porte un pliant qu’elle dépose dans un coin, jette un livre sur une table, et ôte son chapeau.

Que complotez-vous ?

THÉRÈSE.

D’empêcher papa de nous escorter à Dieppe... Nous désirons voler de nos propres ailes.

MARGUERITE, souriant.

Grand Dieu, n’êtes-vous pas assez libres ?

THÉRÈSE.

Il y a liberté et liberté.

ALICE.

Venez-nous en aide. Nous comptons sur votre influence.

MARGUERITE.

Elle est nulle...

THÉRÈSE.

Ô la bonne blague !

MARGUERITE.

Du moins, quand il s’agit de séparation.

ALICE, insinuante.

C’est dommage !... Ce serait si mignon de partir comme trois sœurs, d’avoir les coudées franches, de loger sous la même clef.

MARGUERITE.

Oh ! quant à cela, nous n’habitons jamais bien loin les unes des autres.

THÉRÈSE, agressive.

Trop près ou trop loin, pas de milieu.

MARGUERITE.

Plaît-il ?

ALICE, perfidement conciliante.

Thérèse disait à l’instant que ce n’est pas la même chose d’aller seules avec vous, ou sous la surveillance de papa. Lui présent, vous prenez tout de suite dix ans de plus, et dame, nous aimons mieux vous traiter en camarade, que vous appeler notre ancienne.

MARGUERITE, riant.

Allez, vous vous consolerez facilement d’un si petit malheur !

Elle va pour sortir.

ALICE.

Où allez-vous ?

MARGUERITE.

Faire la sieste. À plus tard...

Elle sort.

 

 

Scène III

 

THÉRÈSE, ALICE

 

THÉRÈSE, riant.

As-tu vu comme je lui ai fait dresser l’oreille, à notre veuve inconsolée ?

ALICE.

Heureusement j’ai paré le coup. Je t’en prie, ne recommence pas. Nous l’aimons bien, elle nous traite gentiment, ce serait absurde de troubler la bonne harmonie pour le plaisir de l’aguicher.

THÉRÈSE.

Ce n’est pas pure taquinerie, puisque nous avons des raisons sérieuses d’être mécontentes ?

ALICE.

Va, ma pauvre Thérèse, quand tu parviendrais à réformer Marguerite, le plus important resterait à faire : nous convertir nous-mêmes.

THÉRÈSE.

Je ne me sens pas l’âme si noire !...

ALICE.

Au fond, que sommes-nous ? Deux abandonnées mal élevées, pas dirigées, le cœur sur la main, la parole prompte, l’imagination fertile...

THÉRÈSE.

Portrait flatteur !...

ALICE.

Ressemblance garantie, hélas !... Grillant de nous marier, livrées à nos seules lumières, nous avons adopté un procédé déplorable. Attirer les jeunes gens à force d’originalité... Les attirer, ça réussit... Les retenir, c’est différent... Ils flânent autour de nous comme devant une parade de la foire ; quant à entrer dans la baraque, serviteurs !... Nous sommes trop amusantes !

THÉRÈSE.

D’après toi, si nous étions ennuyeuses, on se disputerait nos mains ?

ALICE, tristement.

Au moins on dirait : À la bonne heure, celles-là ne sont pas folles comme leur mère. 

THÉRÈSE.

C’est terrible, cette parole partout et toujours en travers de notre avenir.

ALICE.

Raison de plus pour y moins donner prétexte.

THÉRÈSE.

Maintenant nous sommes jugées. À moins d’un miracle, nos charmes resteront sans pouvoir, comme disaient nos aïeux en voyant se faner nos grand’ mères.

ALICE, riant.

Et encore, nos grand’mères avaient-elles d’enviables raisons pour se faner.

Écoutant.

Tiens, une voiture qui grince sur le sable, dans la cour.

THÉRÈSE.

Tu rêves... Nous n’attendons personne... Les dix pelés et quatre tondus que nous avons pour voisins ont déjeuné ici hier... En voilà pour trois jours avant que le plus assidu ne se montre.

ALICE.

Je t’assure que quelqu’un débarque.

Elle entrouvre une porte à droite et recule stupéfaite.

Hector !

THÉRÈSE.

Il n’y a pas de quoi tomber à la renverse. Allons lui dire bonjour.

ALICE, à mi-voix.

C’est qu’il n’est pas seul... Oh ! les pressentiments !... Je disais qu’il était peut-être allé prendre femme !

 

 

Scène IV

 

THÉRÈSE, ALICE, ANNA, HECTOR

 

Hector accompagne Anna. Celle-ci, d’un regard, inspecte d’abord l’appartement. Après avoir constaté l’absence de son mari, elle examine curieusement ses filles.

HECTOR.

Bonjour, fillettes !... J’amène une vieille amie de la famille. Elle vient de loin pour vous connaître.

ALICE et THÉRÈSE, tendant successivement la main à Anna en disant.

Bonjour, Madame.

Un silence.

HECTOR, après avoir vainement attendu la réponse d’Anna.

Votre père est sorti ?

THÉRÈSE.

Il est à la pêche.

Le montrant du geste.

On le voit ici...

Anna passe devant Hector et s’approche vivement du vitrage. Thérèse la suit et complaisamment la renseigne.

Regardez là-bas ce point blanc qui s’agite au bord de la rivière, c’est son chapeau... contre la touffe de saules d’un vert plus foncé que les autres.

ANNA.

Je vois maintenant... Il faut savoir que c’est lui.

THÉRÈSE.

Je vais le faire chercher... Avant dix minutes...

ANNA, l’interrompant.

Non surtout pas !... Je serais désolée de le déranger ; d’autant que, c’est vrai, je viens de loin pour vous connaître, et le temps que nous passerons ensemble ne sera pas perdu ; le mien, du moins, car je dispose bien légèrement du vôtre.

ALICE.

Oh ! Madame, nous en avons à revendre, en particulier aujourd’hui.

ANNA, avec un regard vers Hector.

Vous n’avez pas de monde à demeure ?

THÉRÈSE.

Rien qu’une amie, Mme de Raon ; mais cela ne compte pas. Elle est de la maison.

ALICE, à Anna.

Vous offrirais-je de vous conduire dans votre chambre ?

ANNA.

Bien volontiers...

À Thérèse.

J’espère, Mademoiselle, vous retrouver dans un instant.

THÉRÈSE.

Certainement, Madame.

 

 

Scène V

 

THÉRÈSE, HECTOR

 

THÉRÈSE.

A-t-on idée d’un étourdi pareil !... Une amie de la famille, est-ce un nom, cela ? Voilà une façon de présenter les gens !...

HECTOR.

Ce n’est pas étourderie...

THÉRÈSE.

Exprès, alors ?... Nous disions que votre voyage était mystérieux. Je crois bien qu’il l’est, puisque vous en ramenez une dame innommable. Pourquoi l’est-elle ?

HECTOR.

Quand il lui plaira de se faire connaître, vous le saurez.

THÉRÈSE.

Elle est d’allures bizarres, votre dame... À peine polie... Tantôt distraite, tantôt nous examinant comme le ferait un agent de la sûreté... Et sa façon d’aller se coller à la vitre pour contempler papa qui fait le gros dos sur sa ligne !... Pas de faux-fuyants, Hector, je veux savoir qui c’est...

HECTOR, souriant.

Rien que cela !

THÉRÈSE.

Et tout de suite, encore !

HECTOR.

Soyez obéie... Mon enfant, vous me traitez souvent de vieux grognon, parce que je ne m’extasie pas sur vos excentricités. Je suis pourtant votre ami, et je vais le prouver. En nommant cette personne, malgré sa défense, je vous rends peut-être le plus grand service que vous puissiez espérer.

THÉRÈSE.

Mon Dieu, vous parlez comme pour offrir à un enfant des étrennes utiles. Je regrette presque ma question.

HECTOR.

Oh que dites-vous ! Ma révélation aura une influence énorme sur votre vie.

THÉRÈSE.

Faites-la donc, car ma vie ne peut que gagner au change.

HECTOR.

La personne qui m’accompagne est votre mère.

THÉRÈSE, effrayée.

Non ?... Libre ?...

HECTOR.

Comment, libre ?

THÉRÈSE.

Guérie, alors ?

HECTOR.

De sa folie !... Absolument... Pas la moindre trace.

THÉRÈSE, incrédule.

N’importe, ses yeux ont une expression...

HECTOR.

De femme qui revoit son mari et ses enfants après vingt ans d’absence. Elle n’a jamais été folle.

THÉRÈSE.

Ainsi, on nous trompait ?

HECTOR.

Oui. Vos parents n’ont pas vécu heureux ensemble ; ils se sont séparés. Votre mère était autrichienne, elle est retournée dans son pays.

THÉRÈSE.

Et voilà mes parents réconciliés ?

HECTOR.

Oui.

THÉRÈSE.

Bien sûr ?

HECTOR.

Pourquoi ce doute ?

THÉRÈSE.

Ah ! c’est assez que je l’exprime !

HECTOR, lui prenant la main.

Ma pauvre enfant !

THÉRÈSE.

Voilà donc mes parents en présence, et après ?

HECTOR.

Après, c’est l’inconnu... L’existence de votre mère a toujours été parfaitement honorable, soyez-en certaine, mais il y a entre vos parents de graves malentendus. Dès la première rencontre, il peut y avoir des froissements tels que votre mère, emportée comme je la connais, quitte la maison sur-le-champ. Si ce que je redoute arrive, elle est capable de disparaître sans dire à ses filles le mot que j’attends. C’est contre un pareil malheur que je vous mets en en garde.

THÉRÈSE.

Je comprends... Merci, Hector... Vous vous conduisez en ami... Elle ne partira pas sans avoir trouvé à qui parler.

HECTOR.

Allons, à défaut d’attendrissement dans ce petit cœur, il y a un grain de bon sens dans cette cervelle.

THÉRÈSE.

Vous m’en voulez de ne pas mettre en branle tout le tra-la-la du sentiment. Mais soyons de bon compte. Est-ce que je connais ma mère ?... Tout ce qu’on peut exiger de moi, c’est que j’éprouve le vif désir de m’attacher à elle... Oh ! cela, oui !...Et l’attacher à nous ! Voilà surtout ce qu’il faudrait ! Si seulement nous trouvions moyen de la retenir... Je vais y réfléchir de toute mon âme.

HECTOR.

Le meilleur moyen serait de l’aimer et de le lui dire.

THÉRÈSE.

Serait-il bien efficace ?... Son cœur n’a pas l’air beaucoup plus préoccupé de nous que le nôtre n’est rempli d’elle... Et puis, c’est singulier, s’il s’agissait, pour conquérir un mari, déjouer à un homme une petite comédie sentimentale, je m’en sentirais bien capable. À ma mère, j’hésiterais davantage.

HECTOR, ironique, à part.

Ô force des préjugés !

Alice et Anna rentrent.

THÉRÈSE.

Avant tout, il faut conférer avec Alice.

 

 

Scène VI

 

THÉRÈSE, HECTOR, ALICE, ANNA

 

ANNA, à Hector.

Mlle Alice a fait une découverte surprenante.

HECTOR.

Bah !

ANNA.

J’ai la bosse de la maternité.

ALICE.

Incontestablement. En cinq minutes, madame a trouvé moyen, par mille petits détours, de me faire raconter tant d’histoires, depuis des aventures de poupées jusqu’à nos flirts, que j’en suis hors d’haleine. Le plus étonnant, c’est que je me sois laissée si docilement confesser. Pour m’apprivoiser à ce point, il faut des aptitudes spéciales.

ANNA, riant.

La bosse de la maternité, par exemple !... Là-dessus, nous sommes tombées d’accord.

ALICE.

Et madame gémit de n’avoir pas d’enfants sur qui exercer son talent.

Thérèse gesticule pour attirer l’attention de sa sœur qui finit par s’en apercevoir et se rapprocher d’elle.

HECTOR, bas, à Anna.

Comment les trouvez-vous ?

ANNA, paisiblement.

Gentilles.

HECTOR.

Un bon mouvement... Dites-leur qui vous êtes.

De la tête Anna refuse, et l’entretien se poursuit à voix basse.

THÉRÈSE, bas, à sa sœur.

Sortons, j’ai à te raconter une chose gigantesque !

ALICE.

Bien.

THÉRÈSE, à Anna.

Madame, permettez-nous d’aller préparer le goûter.

ANNA, à Thérèse.

N’oubliez pas. Mademoiselle, qu’il nous reste à faire connaissance.

THÉRÈSE.

Je le désire trop pour l’oublier.

 

 

Scène VII

 

HECTOR, ANNA

 

ANNA, les suivant des yeux.

Cette petite Alice a beaucoup de moi quand j’avais son âge... Plus communicative, cependant... C’est son pays qui le veut...

Passant soudain à une autre idée, elle se dirige rapidement vers le vitrage du fond et regarde dans le parc, se retournant pour envoyer ses réflexions à Hector.

Est-ce qu’il pêche toujours au même endroit ? Non, il a disparu... Quand mes filles m’ont dit, à peine entrée : « Il est là, vous n’avez qu’à regarder pour le voir... » cela m’a presque bouleversée... Était-ce visible ?

HECTOR.

Pas trop, à moins de savoir.

ANNA, toujours en train de fouiller le parc.

J’ai beau chercher, plus de mari... Peut-être est-il en chemin pour rentrer.

HECTOR.

Rien d’impossible.

ANNA, quittant son poste d’observation.

Eh bien ! qu’il vienne. Tant que je ne l’aurai pas vu, je serai mal à l’aise pour observer, et ma curiosité a tant de pâture dans cette maison ! En somme, je suis assez contente ! Vous allez voir ; j’aurai une belle attitude. La faible créature d’autrefois ne montrera pas le bout de l’oreille... Au moins, j’espère que mon mari s’abstiendra de faire allusion à ma prétendue faute... Voilà qui gâterait tout... Je me suis laissée calomnier pour en finir avec une existence qui me pesait, mais, à présent, il me serait intolérable d’écouter la légende de mon enlèvement. Le mieux serait un oubli discret.

HECTOR.

Il sait vivre.

ANNA.

Et doit être porté à la modération puisque Marguerite est ici. L’avez-vous vue ?

HECTOR.

Elle ?... Pas encore.

ANNA.

Alice m’en a parlé très simplement et avec amitié. Pourtant j’ai cru la voir rougir. Hubert est impardonnable de condamner ses filles à un pareil voisinage... De loin, je ne l’avais pas senti aussi vivement... Oui, c’est odieux.

HECTOR.

Les pauvres petites sont à plaindre...

ANNA.

Ô les lambines !... Je voudrais les faire causer avant qu’Hubert ne rentre. Tout à l’heure il faudra m’escrimer contre lui, et si l’entretien tourne à l’aigre, partir sans connaître un peu mieux ces petites. Je le regretterais.

 

 

Scène VIII

 

HECTOR, ANNA, HUBERT

 

Entre Hubert, bonhomme poivre et sel, bedonnant et quelconque. Tenue très débraillée. Il porte d’une main ses ustensiles de pêche, de l’autre, un superbe poisson suspendu par les ouïes à un brin d’osier.

HUBERT, stupéfait devant sa femme.

Vous !

ANNA.

Moi-même !

Elle lui tend la main.

HUBERT, retirant les siennes.

Excusez... elles sont gluantes... Permettez que j’emporte ce poisson à la cuisine... et puis j’irai...

Il fait le geste de se rajuster.

ANNA.

Faire un bout de toilette ?... Inutile... Cela tombe on ne peut mieux que je vous surprenne en négligé... Déposez cet animal et revenez vite.

HUBERT.

C’est cela.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

ANNA, HECTOR

 

ANNA.

Ô mon ami, qu’il est changé !... Quel magot !...

HECTOR.

Dame, les années passent !

ANNA.

Et les souvenirs restent !... Dire qu’en venant ici l’avais peur, oui, peur !... Ce que je suis courageuse à présent !...

HECTOR.

Ainsi, lorsqu’il a ouvert la porte...

ANNA.

J’ai manqué lui rire au nez... J’ai même dû lutter contre la pensée que j’avais eu tort de ne pas le tromper quand je le pouvais... Quelle horreur, n’est-ce pas ?

HECTOR, avec conviction.

Mais non... Il fallait... je partage vos regrets.

ANNA, étonnée.

Vous ?...

Riant.

Ah pardon, j’étais distraite !...Maintenant ma visite devient très drôle... Avez-vous remarqué sa consternation en m’apercevant ?... Si je mettais le comble à sa déroute en affectant de me sentir ici chez moi, pleine d’amabilité pour lui et de confiance dans l’avenir.

HECTOR.

Il ferait une tête !... N’en ayez aucun doute.

ANNA.

À merveille !... Il m’a jadis si peu prise au sérieux, c’est bien le moins que je le lui rende... Et puis, au fond, je serais trop triste si je n’exagérais pas ma gaîté... Car, pour un rien, je fondrais en larmes... Se dire : « Voilà l’être ridicule pour l’amour duquel je me suis rendue extraordinairement malheureuse !... »

 

 

Scène X

 

ANNA, HECTOR, HUBERT

 

HUBERT, à Anna.

Me voici, puisque vous m’acceptez tel quel.

HECTOR.

Ma mission est remplie.

Il s’esquive. Un silence.

ANNA.

Vous m’avez appelée, je ne me suis pas fait prier.

HUBERT, très gourmé.

Merci !... je ne comptais pas être exaucé si vite...

ANNA.

Pourquoi tant de cérémonies entre vieilles connaissances et même vieux époux, affirment d’anciennes chroniques ?...

Un silence.

Comment me trouvez-vous ?

HUBERT.

Hein ?... Je ne saisis pas...

ANNA.

Changée ?...

HUBERT.

Mais... je ne sais... Je vous ai reconnue du premier coup d’œil.

ANNA, satisfaite.

Alors l’impression n’est pas trop mauvaise ?

HUBERT.

Si vous cherchez un compliment...

ANNA.

Pourquoi pas ? J’ai besoin qu’on m’encourage.

HUBERT.

Vous ne semblez pas en peine.

ANNA.

Je suis hésitante.

HUBERT.

Il faut l’entendre pour le croire.

ANNA.

Croyez-le... Il me reste une incertitude sur les motifs qui vous déterminent à m’ouvrir cette maison.

HUBERT.

Hector était chargé cependant...

ANNA.

Je n’ai rien voulu entendre... On m’appelle, j’accours... Un pareil empressement n’est-il pas louable ?

HUBERT.

Si ! Mais vous dispensait-il d’écouter ce que notre ami commun était chargé de vous dire ?

ANNA.

J’ai préféré m’en rapporter à vous. Nous avons quelque peu vécu l’un et l’autre, assez pour ne pas témoigner trop de surprise devant les propositions bizarres, ni trop de dépit devant les solutions imprévues... Quand on est ainsi, c’est un plaisir de délibérer ensemble.

HUBERT.

Chacun son goût !... Moi, je suis moins curieux... Hector vous portait un message très net : il est impardonnable de s’être tenu dans le vague... Vous avez vu vos filles ?

ANNA.

Ne parlons pas d’elles. Qu’il ne soit question, en ce moment, que de nous... Me voici ramenée au bercail, ravie d’y être, pleine de bonne volonté. Comment la témoigner ? C’est la seule chose qui m’embarrasse. Jusqu’à quel point dois-je être reconnaissante ? Éclairez-moi.

HUBERT.

Que diable !... Vous avez une façon de poser les questions qui les embrouille ! Laissez-moi donc aller consulter Hector.

ANNA.

Pour le renvoyer comme ambassadeur ?... Nous nous en passerons bien. Je réclamais d’être encouragée, maintenant vous semblez un peu gêné et cela suffit pour me mettre à l’aise... Qu’est-ce qui vous trouble ?... Que je m’informe jusqu’où doit aller ma reconnaissance ? Redouteriez-vous de ma part une explosion trop grande ?

HUBERT.

Je veux être traité suivant mes mérites... bien minces.

ANNA.

Mettons que je sois venue serrer la main, non d’un vieil époux, mais d’une ancienne connaissance... Ce n’est pas trop exalter vos mérites, je suppose ?...

Signe satisfait d’Hubert.

Bien. À présent je sais à quoi m’en tenir. Vous avez eu la généreuse pensée de me rendre une partie de ma famille, j’allais dire la meilleure, mais puisque vous ne voulez pas en être, je me mords la langue.

HUBERT.

Je me suis dit : « Voilà des années qu’elle vit en exil, l’heure est venue de la sortir d’un isolement trop austère.»

ANNA.

Il n’était ni trop profond, ni trop austère... N’exagérons pas ma vertu... À Vienne j’ai été très mondaine, on m’a beaucoup fêtée, et tous mes efforts ont tendu à faire pénitence le sourire aux lèvres... Je hais le repentir larmoyant... Car, entre parenthèses, je suis repentante. Acceptez mes regrets de vous avoir donné jadis de graves sujets de plainte. Mon Dieu, voyez comme de se trouver en présence des gens amène d’inexplicables revirements. Ce matin, il me semblait que si vous hasardiez la moindre allusion à nos funestes dissentiments, je vous arracherais les yeux... Me voilà maintenant d’humeur à en parler la première et sans fiel. Ne trouvez-vous pas qu’après des années les choses qui paraissaient énormes, se réduisent à être des taupinières devant lesquelles on est confus d’avoir eu le vertige ?

HUBERT.

Vous avez le repentir conciliant.

ANNA.

Exigez-vous qu’il se produise revêtu d’un cilice ?... Non, la férocité n’est pas votre défaut... D’ailleurs... on respire sous ce toit un air tellement imprégné du parfum de la vie de famille, qu’on se figure le maître de la maison content de son sort, entouré de toutes les affections enviables, et trop juste pour reprocher aux autres la sérénité qu’il a lui-même en partage.

HUBERT, embarrassé.

Très agréablement raisonné.

ANNA.

Puisque la conversation roule sur votre foyer, permettez-moi, mon ami, de vous complimenter sur vos filles qui sont ravissantes.

HUBERT, affable.

L’honneur en revient à vous autant qu’à moi.

ANNA.

Oh ! elles sont si peu miennes !... Leur éducation est votre œuvre, vous les avez formées. De mauvaises langues de femmes prétendent que les hommes sont incapables d’élever les jeunes personnes...Vous faites une brillante exception.

HUBERT.

Eh non, c’est ce qui vous trompe !... Nos filles sont jolies, spirituelles, remplies de droiture, mais horriblement mal élevées.

ANNA.

Vous m’étonnez !

HUBERT.

Le tableau n’est malheureusement pas chargé... Je suis un père faible, aveugle, inexpérimenté, ce dont nos enfants pâtissent... Les pauvres petites ont fait un tas de folies, se sont compromises et je ne sais comment les marier.

ANNA.

Elles ont de la fortune...

HUBERT.

Peuh ! Je n’ai pas amélioré leurs dots.

ANNA.

Enfin, que la question d’argent ne vous tracasse pas... J’ai tant bien que mal administré mon petit avoir et j’apporterai mon obole.

HUBERT, avec élan.

Vous serez notre Providence !... Les dots, c’est quelque chose, mais il faudrait surtout une direction plus ferme... Si nos filles ont le bonheur d’être désirées par vous, je suis prêt à m’en séparer aussi souvent et longtemps qu’il vous plaira.

ANNA, sèchement.

Me les confier !... C’est un honneur dont je suis parfaitement indigne.

HUBERT.

Allons donc !... N’ai-je pas pris mes renseignements ?... Je sais combien, pendant votre éloignement, vous avez été une femme respectable, et suis certain de mettre mes filles en bonnes mains.

ANNA.

Entendons-nous... Je partage la conviction que chez moi elles seraient pour le moins aussi convenablement placées qu’ici... mais je ne me sens pas capable d’assumer de nouveaux devoirs. Vous me rendez justice en m’appelant une femme respectable... C’est un titre auquel j’ai droit, ou peu s’en faut ; faites-moi seulement la grâce de songer aux luttes qu’il m’a fallu soutenir pour en rester digne.

HUBERT.

Je ne doute pas qu’avec votre beauté...

ANNA.

Laissons ma beauté... je parle de combats contre moi-même... À vingt-quatre ans, le plus grand ennemi d’une femme complètement délaissée, c’est son propre cœur... J’ai vaincu le mien par des moyens barbares, y étouffant tout ce qui demandait à vivre, fauchant amitiés et penchants qui pouvaient entretenir la faculté d’aimer... L’apaisant avec d’arides coquetteries, comme on trompe la soif dans le désert, avec de petits cailloux... L’ai-je assez mutilé, ce pauvre cœur ! Actuellement il n’y reste plus une fibre aimante... C’est un jardin transformé en cour pierreuse sans un coin de verdure. À force d’y persécuter l’ivraie, le bon grain n’y peut plus pousser... Le bon grain serait l’amour maternel...

HUBERT.

Quoi ! Vous en êtes à vous proclamer mère dénaturée !

ANNA.

Dieu sait quel épouvantable désespoir j’ai ressenti en quittant mes filles... J’ai passé des années à couper un à un les liens qui me rattachaient au bonheur perdu, et aucun d’eux n’est tombé sans que j’aie versé des torrents de larmes ! N’y a-t-il pas quelque audace, maintenant qu’à force de tortures j’ai conquis la paix, à m’offrir une maternité qui promet des fruits amers... Vous avez eu autour du cou les petits bras de vos bébés qui bégayaient à votre oreille leurs gentilles bêtises, chaque jour allongeait d’un anneau cette longue chaîne d’impressions douces dont est faite la tendresse des parents... Chérissez vos filles, vous y êtes plus exercé que moi...

HUBERT.

Je ne m’attendais pas à cette résistance... car enfin, si rien au monde ne vous inspire d’affection, que cherchez-vous ici ?

ANNA.

Ce qui n’y est plus ! Il y a bel âge que les vivants me paraissent inoffensifs, mais je gardais la terreur des fantômes.

Fixant sur lui un regard plein d’ironie.

M’en voilà délivrée ! Je suis dans leur repaire, et c’est moi qui leur fais peur, car ils ne se montrent pas. Grâce à vous, je partirai guérie de la maladie du souvenir, la plus cruelle de toutes.

HUBERT.

J’en suis fort aise, mais, en attendant, vous ne venez pas à mon aide.

ANNA.

En enlevant vos filles ? Quand je m’en sentirais le courage, ce serait vous faire le plus grand tort. Parions que vous avez, pour me les proposer, une raison autre que celle de perfectionner leur éducation ?

HUBERT, protestant mollement.

Oh ! par exemple !

ANNA, souriant.

Je vous ai si bien connu, il en reste quelque chose !... Oui, vous avez une mauvaise raison Gardez-vous de me la dire, vous en avez envie et ce serait une bévue... N’éloignez pas vos enfants ; elles vous protègent contre les entraînements définitifs, et quant aux autres, vous y êtes condamné à perpétuité.

HUBERT, perdant patience.

Dites donc, il me semble qu’en fait d’entraînements vous pourriez montrer plus d’indulgence. Et pour une femme qui prétend que rien ne l’intéresse plus, vous vous occupez beaucoup trop de ma conduite.

ANNA.

Ne me faites pas pire que je ne suis. Mon cœur est incapable de dévouement, mais son indolence lui permet de s’intéresser aux gens... Je goûte parmi ceux qui habitent cette maison une sensation fine qui m’enchante... Vous m’autorisez bien, n’est-ce pas, à rester ici jusqu’à demain ?

HUBERT, interloqué.

Assurément...

ANNA.

Si cela vous dérange le moins du monde, il y a encore un train ce soir... Mais je perdrais à regret un plaisir auquel j’attache du prix... Je sais que vous avez une étrangère au château, Mme de Raon... Elle est, m’a-t-on dit, tout à fait de votre intimité ; par conséquent, je présume qu’on peut lui révéler qui je suis... Votre femme après tout... Ma présence est au moins aussi naturelle que la sienne.

HUBERT.

Est-ce une critique ?

ANNA.

Mille fois non !... Ce serait mal à moi de supposer que vous respectez assez peu vos filles pour les placer dans une situation douteuse... Vous êtes à l’âge où un homme peut s’accorder une amie sans que nul y trouve à redire ; surtout quand l’amie est, si j’ai bonne mémoire, assez insignifiante ; car je rencontrais parfois Mme de Raon, quand elle était encore mademoiselle de Mornex. L’ai-je bien jugée ?

HUBERT.

Hum !... C’est une personne de notre intimité, et, vous savez, quand on se voit du matin au soir, on ne s’occupe guère de l’esprit qu’on a.

ANNA.

Rien de plus vrai. Elle a probablement des qualités sérieuses ?

HUBERT.

Ah ! oui... Elle a rendu très heureux mon pauvre camarade Raon. ANNA.

La reconnaissance dont vous entourez sa veuve est touchante !... Mme de Raon est sans doute liée avec vos filles ?

HUBERT.

Oui, et je m’en plains un peu... Ces demoiselles ne sont que trop portées à se donner des allures au-dessus de leur âge...

ANNA, moqueuse.

Et l’influence d’une femme qui a ses dents de sagesse n’est pas l’idéal ?

HUBERT.

Pas trop.

ANNA.

Pourquoi favoriser leur liaison ?... Il serait si simple de ne pas inviter Mme de Raon à la campagne.

HUBERT, embarrassé.

J’y ai songé... C’est difficile !... Quand on a mis quelqu’un sur un certain pied, il est toujours délicat de modifier...

ANNA, indifférente.

Oh ! j’ai dit cela... N’y attachez pas d’importance... Tenez, ne parlons plus de Mme de Raon, vous m’en dites du mal, je finirai par vous croire ; j’aurai des préventions contre elle, et jugez combien je serai ridicule si je lui témoigne la moindre malveillance.

HUBERT.

En ai-je dit du mal ?... Tout au plus une légère objection...

ANNA.

Vraiment !... Alors j’avais mal compris...

Alice et Thérèse entrant. Anna les arrête d’un geste.

Vous permettez, Mesdemoiselles... Encore un mot à votre père.

À Hubert qu’elle entraîne plus loin.

Je compte leur cacher qui je suis. Soyez également discret. Je redoute par-dessus tout les étalages de sentiments, et cela me désolerait de voir le joli souvenir que j’emporterai de ma visite, gâté par une crise inopportune.

HUBERT, amèrement.

Toujours soigneuse de votre précieux repos !

ANNA, riant.

Oui, j’y attache quelque prix.

Haut.

À ce soir !... Je me réjouis de dîner avec vous en famille !

HUBERT, du ton dont il dirait : Allez au diable !

C’est réciproque.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

ANNA, THÉRÈSE, ALICE

 

ANNA.

Mesdemoiselles, je ne suis qu’une hôte de passage, il ne faut pas m’abandonner ainsi.

THÉRÈSE.

C’est donc vrai ?... Vous comptez nous quitter bientôt ?

ANNA.

Demain.

THÉRÈSE.

Oh ! Madame !... Pour longtemps ?

ANNA.

J’habite l’étranger... Quand reviendrai-je en France ?

THÉRÈSE.

Vous n’avez personne qui vous y retienne ?...Pas d’amis ?

ANNA.

Auriez-vous le petit défaut d’être curieuse, Mademoiselle.

THÉRÈSE, souriant.

Oui, Madame... Pas d’amis ?

ANNA.

Hélas non !

ALICE.

Nous, par exemple !

ANNA, souriant.

Comme il faut se défier des nouvelles connaissances !... Me voici presque prisonnière.

ALICE.

Prisonnière !... Non, Madame... Nous mettons plus d’amour-propre à vous conserver.

THÉRÈSE.

Vous resterez, de bon cœur.

ANNA, souriant.

Quelle prétention !

THÉRÈSE.

Nous savons qui vous êtes.

ANNA, très calme.

Ceci me surprend. Qui pensez-vous que je sois ?

ALICE.

Maman !

ANNA, ne pouvant réprimer un mouvement d’émotion.

Vous dites ?

ALICE.

Maman... Hector l’assure.

ANNA, très émue.

C’est vrai ! Je suis votre mère... Une mère qui a été malheureuse la majeure partie de sa vie. Ne me considérez pas comme un monstre si mon cœur est sec, si mon premier mouvement, quand vous m’appelez maman, est de nier.

Elle fond en larmes. Les jeunes filles la considèrent avec étonnement.

THÉRÈSE.

Nous avons beaucoup hésité à vous démasquer... Pour désirer garder un pareil secret, il faut des raisons bien fortes... Cependant, il me semble que nous usons d’un droit.

ANNA, les attirant à elle et les embrassant.

Inutile de vous excuser, c’est fait.

THÉRÈSE.

Il y a longtemps que nous aurions tenté de vous écrire, si on ne nous avait pas dit que vous étiez...

ANNA.

Folle, n’est-ce pas ? On vous trompait...

Avec un sourire triste.

J’ai toujours eu ma pleine connaissance, et quelquefois je m’en serais bien passée.

THÉRÈSE.

Ah ! nous devons un fameux cierge aux auteurs de cette fable... Une mère enfermée !... Voilà qui embellit l’avenir de ses filles !

ALICE, souriant.

Ajoutons, pour être vraies, que les filles ne perdent pas une occasion de se montrer insensées...

THÉRÈSE.

Parce qu’elles sont découragées... Nous sommes les passagers qui se jettent à l’eau pour échapper au naufrage. Vous nous trouvez en pleine noyade. Seule, notre mère peut nous sauver. Nous vous supplions de ne plus vivre au loin. À peine abritées sous l’aile maternelle, de mal élevées nous passerons pour originales, et, bientôt l’originalité s’appellera vivacité charmante. Ne reculez pas devant notre réputation d’étourdies. Nous promettons d’être dociles, trop heureuses que vous imposiez votre autorité !

ALICE, à mi-voix.

Marguerite n’a aucune influence sur nous... Ne redoutez rien de ce côté-là.

ANNA, d’un ton légèrement amer.

Il y a plaisir pour moi, qui professe l’horreur des affections conventionnelles, à vous entendre énumérer si paisiblement les futurs bienfaits de ma tendresse.

THÉRÈSE.

Ne soyez pas blessée. Quand vous êtes partie, nous étions trop petites. Rien ne survit de ce temps-là. Montrez-vous indulgente pour ce que nous sommes : pas complimenteuses, pas fausses non plus.

ANNA.

Je viens, en effet, de céder à un mouvement d’humeur très déraisonnable... Pourquoi votre manière exclusivement pratique d’envisager mon retour m’est-elle pénible ?... C’est injuste. Ne m’en veuillez pas.

ALICE.

Bien au contraire ! Je suis sûre maintenant que vous n’êtes pas indifférente... Notre première parole sur la terre a été « maman » : ce souvenir-là ne peut avoir péri. C’est lui qui proteste.

ANNA.

Il est pourtant vrai que j’ai écouté vos premiers babillages comme une musique divine... Dans ce temps-là, il n’y avait pas de meilleure mère que moi... Je ne m’occupais guère à décomposer les sentiments pour constater qu’ils sont pétris d’habitude et d’égoïsme. Je vous mangeais de baisers, je veillais près de vos berceaux, je grondais, je câlinais tout comme une autre. En ai-je formé pour mes fillettes des projets d’avenir !... L’avenir d’alors, nous y sommes : mes filles m’accueillent en demandant un service et j’hésite à le leur rendre, parce que je ne suis pas assez généreuse pour sacrifier mon indépendance.

ALICE.

Maman, vous avez beau dire que les sentiments sont pétris d’égoïsme, ils renferment quelque chose de mieux. Je ne vous apporte pas l’affection qu’une mère a droit d’attendre, mais en le constatant, je sens un grand vide dans mon cœur et c’est déjà beaucoup. Si vous partiez, je ne vous dirais pas adieu comme à une étrangère.

THÉRÈSE.

Et puis, songez que vous avez mis au monde des créatures qui n’ont pas demandé à naître. Vous leur devez une protection...

ANNA, à Thérèse.

Alice, en m’appelant maman, me touche plus que ne feraient les plus beaux raisonnements. S’il était possible de me retenir, elle accomplirait ce miracle. Mais mon âme n’a plus de ressort !

ALICE, lui sautant au cou.

Ah ! maman, maman, maman !... Rappelez-vous les fillettes d’autrefois. Ce sont les mêmes qui vous supplient !

 

 

Scène XII

 

ANNA, THÉRÈSE, ALICE, MARGUERITE

 

MARGUERITE, très cordiale.

J’apprends une grande nouvelle, Mme de Grécourt est ici !

ANNA, l’amabilité même.

Madame de Raon, n’est-ce pas ?

Elles se serrent la main.

MARGUERITE.

Nous nous sommes rencontrées avant mon mariage. Mais j’étais une petite timide qui passait inaperçue.

ANNA.

Pas tant que cela. Je me rappelle fort bien l’avoir vue danser.

MARGUERITE, aux jeunes filles.

Que vous devez être contentes, mes chéries !

ALICE.

Est-ce que cela se demande !

 

 

Scène XIII

 

ANNA, THÉRÈSE, ALICE, MARGUERITE, HECTOR

 

HECTOR.

Je réclame à goûter. Le voyage m’a creuse.

THÉRÈSE.

On apporte le thé.

HECTOR, s’approchant des jeunes filles et baissant la voix pendant que Marguerite et Anna vont à l’écart.

Eh bien, ça marche-t-il ?

Les jeunes filles exposent â voix basse leurs motifs de joie et d’inquiétude.

MARGUERITE, les montrant à Anna.

Sont-elles assez jolies !... Les imaginiez-vous si charmantes ?... Alice vous ressemble... N’est-ce pas votre avis ?

ANNA, souriant.

Que de questions !... de grâce, n’allez pas si vite... je débarque... C’est toute une affaire de démêler mes impressions.

MARGUERITE.

C’est vrai !... Quand on y songe !... Se trouver mère de famille pour la première fois !

ANNA, un peu sèchement.

Pardon, Madame, je l’étais au moins autant avant mon départ...

Reprenant l’air gracieux.

Ma plus grande surprise c’est ce pauvre Hubert.

MARGUERITE, se méprenant.

Il ne vous attendait pas avant quelques jours, je crois.

ANNA.

Qu’il est donc vieilli !

MARGUERITE.

Réellement ? Il me paraît toujours le même... Un peu grisonnant.

ANNA.

Une véritable ruine.

MARGUERITE.

Je n’avais pas remarqué... Après ça, quand on se voit tous les jours...

ANNA.

Il y a seize ans j’avais laissé un homme jeune... Il m’a d’ailleurs touchée...

MARGUERITE.

Ah !

ANNA.

Oui... Pauvre diable ! Il est en détresse ! Nous avons pu avoir quelques difficultés, cela ne m’empêche pas de le bien juger... Voilà un cœur !...

MARGUERITE.

À qui le dites-vous ! Je n’ai pas de meilleur ami.

ANNA.

On voit qu’il fait de vous un cas extrême... Il vient de me dire combien vous avez rendu M. de Raon heureux... J’ai connu M. de Raon... Un bien aimable homme !...

MARGUERITE.

Que j’ai beaucoup regretté.

ANNA.

Je comprends... Ne suis-je pas moi-même quelque chose comme une veuve ? Avec l’incertitude en plus, car vous me voyez bien indécise.

MARGUERITE.

Sous quel rapport ?

ANNA.

Mon mari n’en est plus un pour moi, mais je n’ai pas, comme une vraie veuve, la ressource de le loger au ciel. Hubert est malheureux sur cette terre. Je puis le secourir et c’est une tentation contre laquelle je suis en train de lutter.

MARGUERITE, très gênée.

Est-il si malheureux ?

ANNA.

Il l’assure. Vous ne le soupçonniez pas ?

MARGUERITE.

J’en étais à cent lieues !

ANNA.

Au bout de cinq minutes de conversation avec lui, je le savais.

MARGUERITE.

Vous a-t-il dit de quoi il souffre ?

ANNA.

En partie... Et j’ai deviné le reste. N’en doutez pas, Hubert est entre les griffes d’une femme. Elle absorbe toute son activité au grand détriment de ses filles qui vivent à l’aventure, ce qui le navre. Si je me chargeais des enfants, Hubert serait ravi, et cette femme aussi, je pense.

MARGUERITE, affectant une vive surprise.

Entre les griffes d’une femme ! Qu’on est donc romanesque en Autriche !...

ANNA, riant.

Qu’on est discret en France !

Un domestique apporte une table à thé sur laquelle chauffe un samovar. Les deux groupes de causeurs se réunissent.

ALICE.

Maman, nous autorisez-vous à faire les honneurs du goûter ?

ANNA.

Mes enfants, je ne suis ici qu’une maman bien novice... Vous représentez le gouvernement.

HECTOR.

Sans l’ombre de vraisemblance, puisqu’elles brûlent d’abdiquer.

THÉRÈSE, passant l’inspection du goûter.

On aurait pu mettre quelque chose à boire... Par cette chaleur...

HECTOR.

C’est une faute... Je prendrais bien un verre de bière.

THÉRÈSE.

Je vais en demander.

Elle sonne, un domestique parait, elle lui parle bas.

ALICE, occupée à préparer le thé.

Marguerite, aidez-nous, s’il vous plaît.

MARGUERITE.

Volontiers.

Elle rejoint Alice et Thérèse.

ANNA, bas, à Hector.

Vous m’avez attirée dans un fameux traquenard.

HECTOR.

Comment ?

ANNA.

Il le demande ! Bon apôtre !... À Vienne, il était question d’une simple visite à mes filles... Histoire de les embrasser... Une généreuse inspiration d’Hubert... Ici, nouvelle chanson : Mon mari ne sait où donner de la tête entre sa maîtresse qui compromet ses filles et ses filles qui poussent à la roue quand la maîtresse les compromet... On veut me mettre sur les bras cette paire de tourterelles qui encombre la cage.

HECTOR.

Vous les prendrez... Leur position fait pitié.

ANNA.

Pourquoi mon mari ne sacrifie-t-il pas sa maîtresse, plutôt que moi ma liberté ?

HECTOR, riant.

Le renoncement de deux personnes est plus difficile à obtenir que le dévouement d’une seule.

ALICE, apportant une tasse.

Du thé, maman ?

ANNA, acceptant.

Merci.

THÉRÈSE, présentant le sucrier.

Combien de morceaux ?

ANNA.

Deux.

MARGUERITE, survient avec une assiette.

Un petit gâteau ?

Les trois femmes restent groupées autour d’Anna.

ANNA, en choisit un. À Marguerite.

Trop aimable !... Vous ne sauriez croire, Madame, combien il est utile qu’on me fasse si gentiment les honneurs.

MARGUERITE.

Utile ?

ANNA.

C’est me rappeler que je suis une étrangère...

Regardant ses filles.

Tout à l’heure, je l’avais presque oublié.

 

 

ACTE III

 

Même décor qu’à l’acte précédent.

 

 

Scène première

 

HUBERT, HECTOR

 

Hector et Hubert achèvent une conversation. Hector assis sur le billard devant Hubert affaissé dans un fauteuil et fumant une pipe.

HUBERT.

Mon cher, ce que tu m’apprends là m’ennuie extrêmement.

HECTOR.

Comment ! il t’est désagréable de ne pas être cocu ?

HUBERT.

Si c’était à faire, je ne demanderais certes pas à l’être... mais c’était chose soi-disant faite... Il n’y avait pas à y revenir... Est-ce que je m’en portais plus mal ?

HECTOR.

Tu avais passé l’éponge... Je me rappelle qu’au premier moment tu n’étais pas si crâne.

HUBERT.

Oui, la surprise... En somme, si on veut y regarder de près, j’ai été trompé... Pas de la façon que je croyais, mais trompé tout de même.

HECTOR.

Tu y tiens ?

HUBERT.

Évidemment, j’y tiens !... Je prévois un tas d’ennuis avec Anna... Tu ne devines pas ce qui la pousse à proclamer son innocence ?... C’est un coup monté... Au moment de partir elle compte s’attendrir et soupirer que seul j’ai été infidèle. Alors elle aura beau jeu pour me colloquer une foule de responsabilités encombrantes : l’avoir fait passer pour folle, ce qui nuit à l’avenir de mes filles ; héberger presque continuellement ma maîtresse, ce qui n’est pas non plus sans inconvénients... Je serai forcé de filer doux... C’est là qu’elle m’attend pour m’offrit un gentil petit pardon !... Vois-tu cela, qu’elle se jette à mon cou !... Il y aurait de quoi me faire filer au bout du monde.

HECTOR.

Pour te cacher... Car il n’y a pas de doute, elle ale beau rôle... C’est ta mauvaise conduite qui l’a déterminée à fuir...

HUBERT.

Eh ! Ne pouvait-elle pas endurer quelque chose ?... Elle avait des enfants... On ne déserte pas son foyer pour une piqûre d’amour-propre.

HECTOR.

La piqûre était une grave blessure au cœur !

HUBERT.

Si tu l’avais entendue hier... Il y a seize ans qu’elle ne m’avait vu et pas l’ombre d’émotion, elle m’a tourné en ridicule tout le temps.

HECTOR.

Preuve qu’elle ne t’aime plus... Mais quand tu la trompais, c’était de la passion...

HUBERT.

De la passion, celle-là !... Allons donc !... Elle parle de ses filles, du passé, des hommes qui lui ont fait la cour, avec un flegme !... C’en est irritant !... D’abord, nous savons quelle a été sa conduite à Vienne : irréprochable... Si elle avait pour deux liards de cœur, elle n’aurait pas mené une existence de momie.

HECTOR.

À force d’énergie, elle se dompte au point d’être impassible... Le stoïcisme n’habite que les âmes passionnées.

HUBERT.

Qu’en sais-tu ?... Et puis, où veux-tu en venir ? À constater que si tout marche à la diable chez moi, j’en suis cause !... Crois-tu que ce soit agréable à se dire ?... J’ai une conscience, tout comme un autre.

HECTOR.

Le cri de ta conscience, c’est que ta femme devrait avoir tous les torts.

HUBERT.

Eh bien ! oui, là !... D’ailleurs, tu l’admires beaucoup, ma femme... Hier, à dîner, tu la couvais des yeux... Tu l’as trouvé amusant, ce dîner ?

HECTOR.

Au possible !... Ton air gauche contrastait si drôlement...

HUBERT.

Avec la spirituelle aisance d’Anna... Sacrédié, il fallait l’épouser, puisqu’elle te semble si délicieuse !...

HECTOR.

J’ai essayé... Elle t’a donné la palme.

HUBERT.

Hein ?... Tu l’as demandée en mariage ?... Pourquoi m’en avoir toujours fait mystère ?...

HECTOR.

Parce que je nourrissais le fol espoir de séduire ta femme, et qu’il était inutile d’attirer ton attention là-dessus... Si tu ne m’avais pas laissé croire qu’elle était enfermée, je l’aurais suivie à Vienne et aujourd’hui tous les torts ne seraient peut-être pas de ton côté.

HUBERT, riant.

Comment, comment, comment !... Ah ! je m’explique maintenant bien des petites choses !... Et moi qui t’expédie à Vienne négocier un traité d’alliance !... Pardon de t’avoir rendu un peu ridicule, mon pauvre ami !

HECTOR, riant.

Revanche tardive, mais légitime !

HUBERT.

Tu as dû bien souffrir ?...

HECTOR.

Quand ça ?... Autrefois ?...

HUBERT.

Non, la semaine dernière, quand je t’ai proposé de me la ramener.

HECTOR.

Pas du tout... je n’ai plus pour elle qu’une amitié sereine... C’est vous qui m’êtes chers : tes filles et toi, gros ingrat !... Vous m’avez donné un foyer, vous avez été la famille du vieux célibataire...Tiens... tu devrais te réconcilier tout à fait avec ta femme !

HUBERT.

Pour compléter ton intérieur ?

HECTOR.

Fi !... Tu ne comprendras jamais un beau sentiment.

HUBERT.

Alors, pourquoi ?

HECTOR.

C’est le seul moyen de rendre une mère à tes filles.

HUBERT.

Ah bien, oui !... Elle m’a carrément déclaré qu’elle ne veut pas s’en empêtrer.

HECTOR.

Raison de plus pour l’y forcer en lui enlevant tout prétexte pour s’en aller... Serais-tu donc tellement à plaindre ?... C’est une femme idéale !

HUBERT.

Merci !... J’ai pour Marguerite une affection toujours jeune, cela vaut mieux que rajeunir une ancienne affection.

HECTOR.

Songe à tes filles !

HUBERT.

Pardi, j’y songe !... Malgré la conviction que leur mère était coupable, je consentais à les mettre sou sa direction. N’est-ce rien, cela ?

HECTOR.

Si, mais...

HUBERT.

C’est tout ce que je puis faire. Marguerite a trompé son mari pour moi !

HECTOR.

Oui, mais ta femme a refusé de te tromper avec moi.

HUBERT, montrant à Hector son image dans une glace.

Le beau mérite ! Mais regarde-toi donc ! Tandis que Marguerite m’a tout sacrifié : cela demande bien un peu de retour. Du reste, mes filles l’adorent...

Il s’approche du vitrage et montre un objet dans le parc.

Regarde... justement Thérèse et Marguerite se promènent ensemble... Thérèse pourrait tenir compagnie à sa mère... Mais non, elle préfère Marguerite. Vois comme elles sont bonnes amies.

HECTOR.

J’allais dire, au contraire, qu’elles échangent des propos désagréables... Et je le maintiens... Marguerite est furieuse... Heureusement, Thérèse a bec et ongles... Se démène-t-elle, la petite enragée !...

HUBERT.

Tu rêves !... Ah ! les voilà qui tournent derrière un massif. Thérèse riait, ma parole, elle riait quand je l’ai perdue de vue.

HECTOR.

Grand bien vous fasse à tous !... Le plus clair de l’histoire, c’est que je repars aujourd’hui pour Vienne avec ta femme.

HUBERT, affectant un air tragique.

Dois-je le permettre après ta confidence ?

HECTOR, se prépare à sortir.

Serin, va !... Jeté livre à tes réflexions... Qu’elles soient salutaires !

HUBERT.

Jamais, jamais, jamais !...

Hector hausse les épaules et sort.

 

 

Scène II

 

HUBERT, seul

 

Ainsi, je ne l’étais pas !... C’est bizarre ! Quand on a vécu pendant des années se croyant quelque chose, même quelque chose de pas glorieux, et qu’on se découvre subitement le contraire, on est dépaysé...

 

 

Scène III

 

HUBERT, MARGUERITE

 

MARGUERITE, hors d’haleine.

Ah ! mon ami, j’ai des compliments à vous faire !... Je n’en puis plus, j’ai chaud, je suffoque !... Si je m’attendais !...

HUBERT.

À quoi ?

MARGUERITE.

Vous m’avez fourrée dans un joli guêpier !

HUBERT.

Comment ?

MARGUERITE.

J’ai été assez sotte pour vous encourager à inviter votre femme. M’en voilà bien récompensée !

HUBERT.

Que lui reprochez-vous ?

MARGUERITE.

Ce n’est pas elle... J’aimerais mieux que ce fût elle !... Au moins je n’aurais pas le chagrin de voir des personnes auxquelles j’ai pour ainsi dire servi de mère, se mettre contre moi d’une façon scandaleuse.

HUBERT.

Enfin qu’y a-t-il ?

MARGUERITE.

Je me promenais au jardin... Thérèse est venue me rejoindre et, sans autre préambule, elle m’a mise en demeure de filer d’ici... Elle suppose, la charmante enfant, que ma présence gêne sa mère... Si je disparaissais, Mme de Grécourt n’hésiterait probablement pas à s’installer chez vous... Entre elle et moi, ces demoiselles ont opté... Si je m’obstine à rester, on me rendra la vie dure, on me tournera le dos, j’en suis prévenue.

HUBERT.

Thérèse s’est permis...

MARGUERITE.

Elle m’en a dégoisé bien d’autres !... J’en cache la moitié, par égard pour moi-même.

HUBERT.

Mais alors, mes filles savent qu’entre nous ?...

MARGUERITE.

Il paraît.

HUBERT.

Vous prétendiez le contraire !...

MARGUERITE, exaspérée.

J’ai menti, à présent !... Si c’est votre façon de me soutenir, il me reste à faire mon paquet.

HUBERT.

Oh ! ne nous disputons pas !... Ce qui arrive est assez ennuyeux !...

MARGUERITE.

Mme de Grécourt part dans une heure... Thérèse m’a donné une demi-heure pour me décider.

HUBERT.

Je lui donne cinq minutes pour vous présenter ses excuses.

MARGUERITE.

Faites la commission vous-même... Je vous promets une séance agréable !

HUBERT.

Qu’elle ne s’avise pas de me manquer de respect, je la fourre au couvent !

MARGUERITE.

Autant m’envoyer en prison... Si vous chassez vos filles à cause de moi, le monde me mettra hors la loi.

HUBERT.

Alors que faire ?

MARGUERITE, prête à pleurer.

Pour un rien, j’irais me jeter à l’eau !

HUBERT, l’embrassant.

Allons donc !... Nous trouverons une solution plus gaie... Je divorcerai et nous nous marierons...J’avais toujours reculé par crainte du scandale, mais scandale pour scandale, celui-là nous tire d’affaire.

MARGUERITE.

Un divorce empêchera-t-il Thérèse de me couvrir de boue ?... Cette fille-là, je ne l’avais pas encore vue sous son vrai jour... C’est un démon !

HUBERT, rêveur.

Qu’il serait pourtant facile à ma femme de nous tirer d’embarras !

MARGUERITE, ironique.

Comptez là-dessus !

HUBERT.

D’un mot elle apaiserait tout.

MARGUERITE.

Attendez qu’elle le dise !

HUBERT.

Laissons-la partir... Sa présence encourage mes filles... Nous en viendrons plus facilement à bout quand elles se sentiront isolées.

MARGUERITE.

Je vais m’enfermer dans ma chambre... Aussitôt après le départ, vous me raconterez les adieux...

HUBERT.

Surtout, ne vous désolez pas !...

Marguerite sort avec sa geste éperdu.

 

 

Scène IV

 

HUBERT, ALICE

 

ALICE, entrant.

C’est maman qui était avec vous ?

HUBERT, brutal.

Non.

ALICE.

Je croyais...

HUBERT.

Tu écoutes aux portes maintenant ?

ALICE, souriant.

Si j’écoutais aux portes, je saurais avec qui vous étiez... j’ai entendu qu’on parlait haut, et comme j’hésitais à entrer, il m’a semblé qu’on sortait.

HUBERT.

Alors, du moment qu’on se dispute, je suis avec ta mère ?

ALICE.

Je n’ai pas dit cela.

HUBERT.

Vous en dites bien d’autres, ta sœur et toi.

ALICE.

Quoi donc, mon Dieu ?

HUBERT, embarrassé.

Hum !... Cela va finir, n’est-ce pas ?

ALICE.

Expliquez-vous, papa... Je ne comprends pas.

HUBERT.

Tu comprends à merveille, et si tu as besoin d’explications, va en demander à Thérèse.

ALICE.

C’est elle que vous grondiez ?

HUBERT.

Ça ne te regarde pas !... Et dis-lui de ma part que je suis excessivement blessé de sa démarche... Je ne lui donne pas de conseils, mais si elle a un peu d’esprit, elle saura ce qui lui reste à faire.

ALICE, regardant malignement son père.

Que lui reste-t-il à faire ?... On peut bien me le dire, je ne suis pas Thérèse.

HUBERT.

Je ne... hum !... J’entends rester maître chez moi.

ALICE.

Vous l’êtes, puisque la maison n’a même pas de maîtresse.

HUBERT.

Oui, je le suis... Ceux qui l’oublient n’ont qu’à se bien tenir ! Mets cela dans ta poche... Thérèse a parlé en ton nom et au sien, par conséquent vous vous partagiez les risques...

ALICE, avec fermeté.

Eh bien, papa, j’en accepte ma part... Ce que vous reprochez à Thérèse, je l’ai encouragée à le faire...

HUBERT.

Tu as l’audace...

ALICE.

Je suis tellement sûre de bien agir que je n’ai pas la moindre crainte... Thérèse et moi nous avons beaucoup souffert, papa... Jusqu’ici nous courbions la tête, parce que nous pensions ne pas avoir de mère. À présent qu’elle est retrouvée, nous la garderons à tout prix... La preuve qu’en le faisant nous usons d’un droit sacré, c’est que vous n’avez pas osé dire ce que vous reprochiez à Thérèse. Maintenant encore, vous ne le pourriez pas !... Cela me fait plaisir !... Il y a des choses qui crèvent les yeux chez nous et qu’on se respecte encore trop pour constater.

HUBERT, consterné.

Alice, ma pauvre enfant, je ne suis pas un méchant homme... Mais tu veux juger les personnes d’un certain âge avec ta jeunesse... Enfin, je t’assure, cette guerre au couteau... Vous avez tort !... La maison va devenir un enfer !

ALICE.

Elle l’est depuis longtemps, papa !

HUBERT.

Pour vous !... On m’assurait le contraire... J’aurais dû y veiller...

Il prend Alice dans ses bras, l’embrasse et la caresse.

Pardon, mes enfants, de vous avoir humiliées... Mais vois-tu, ma petite, ne suis-je pas bien puni en vérifiant à quel point vous m’êtes peu attachées ? Entre une mère que vous connaissez à peine, et moi qui ne vous ai jamais quittées, si vous hésitiez seulement une seconde !... Pas de danger ! Vous courez à elle ! Oh, je l’ai mérité !... Vous allez là où vous entrevoyez le salut... Moi-même je me rends justice : si votre mère est ici, c’est que je l’ai appelée... prêt à lui donner mes filles pour leur bien... Cela me fait tout de même de la peine que mes filles se précipitent si facilement sur la voie que je leur ouvre pour s’éloigner de moi.

ALICE.

Mais non ! Qu’est-ce que Thérèse demandait qui vous a tant fâché ? Précisément cela : ne pas perdre maman, sans nous séparer de vous.

HUBERT.

Je ne suis plus fâché : dis-le à ta sœur... C’est votre droit de vous défendre.

ALICE.

Contre vous !

HUBERT.

Je suis sans défense contre moi-même !... cherchez un refuge près de celle qui peut vous secourir.

ALICE.

Elle ne l’offre pas !... Nous voyons bien que son cœur est touché, mais un obstacle inconnu nous en sépare... C’est pour la retenir que nous tentions l’impossible !... L’impossible !...

Regardant son père avec une inquiétude câline.

Est-ce bien certain ?

HUBERT.

Oui, mon enfant... Tu ne sais pas ce qu’il y a de faiblesse dans les vieilles âmes qui se cramponnent à la vie, au lieu de se préparer noblement à la quitter... N’insiste pas... D’ailleurs, vous êtes dans l’erreur en supposant que ma femme reprendrait sa place dans la maison... Elle est encore moins disposée à l’accepter que moi à la lui rendre... Nous sommes à jamais désunis.

ALICE.

Pourtant, à dîner, assise en face de vous, elle causait si naturellement...

HUBERT.

Signe que nous ne comptons plus l’un pour l’autre.

ALICE.

L’irréparable la met à l’aise ?

HUBERT.

Tout juste !...

Un silence.

ALICE.

Que deviendrons-nous ?... L’existence d’hier n’est plus possible aujourd’hui !

HUBERT.

Suppliez encore votre mère... Qu’elle vous emmène !... Si elle refuse, eh bien, je vous autorise à partir demain pour la rejoindre à Vienne... Là-bas, quand vous lui direz que vous me fuyez, la conjurant de ne pas vous renvoyer dans un intérieur qui vous est odieux, elle aura pitié.

ALICE.

Nous sommes à plaindre, en effet. C’est à qui se débarrassera de nous !

HUBERT.

Voilà que tu exagères !... Tout le monde vous aime... Vois-tu, quand il y a quelque chose de détraqué dans un ménage, les enfants sont les premiers à en souffrir. C’est une loi... que la Providence... pour le châtiment des parents...

ALICE, ironique.

Inflige aux enfants qui n’ont rien fait.

HUBERT.

À quoi t’avancera de récriminer ?... Je te laisse... Aie bon espoir !... Ta mère... telle que je la connais, vous l’attendrirez... Traitez avec elle... vous avez carte blanche.

Il sort avec un petit adieu de la main, très amical.

 

 

Scène V

 

ALICE, seule

 

C’est-à-dire un billet de chemin de fer pour aller à Vienne !...

Elle tombe sur une chaise, la figure dans les mains, pleurant.

 

 

Scène VI

 

ALICE, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE, venant du parc.

C’est bien le moment de pleurnicher ! J’en arrive... Ô ma chère !

ALICE.

L’entrevue a été chaude... On me l’a dit !

THÉRÈSE.

Marguerite ?...

ALICE.

Non. Papa qui venait de recueillir ses doléances... Remercie le ciel qu’il m’ait rencontrée la première.

THÉRÈSE.

Il était furieux ?

ALICE.

Je te crois ! Pourtant il s’est montré brave homme, honteux et peiné de notre clairvoyance. Il te fait dire qu’il ne t’en veut pas.

THÉRÈSE.

Victoire alors !... Il admet que Marguerite ne peut plus vivre ici ?

ALICE.

Sous ce rapport, rien à espérer... Il assure qu’à son âge les affections paraissent plus précieuses qu’au nôtre... Enfin, pas question de renoncer à Marguerite... Il déplore, mais persiste.

THÉRÈSE.

Que fait-on de nous ?

ALICE.

Récompense honnête à qui nous adoptera... Tu as vu que je pleurais. Il faudrait un cœur solide pour entendre ces choses-là sans broncher.

THÉRÈSE.

Bah ! On ne peut pas nous perdre dans les bois comme le Petit Poucet !

ALICE.

Soit ; mais on nous loge avec une belle-mère qui nous rendra malheureuses comme Cendrillon. Du reste, on nous laisse libres de ne pas accepter cette infortune.

THÉRÈSE.

En quoi faisant ?

ALICE.

En nous imposant à maman... Si elle se dérobe, papa nous conseille de la suivre à Vienne pour nous jeter à ses pieds... Peut-être, à la vue de ses enfants fugitives et suppliantes, se laissera-t-elle fléchir.

THÉRÈSE, riant.

Ce n’est pas déjà si mal imaginé !... Papa n’a pas trouvé cette idée-là tout seul. Marguerite la lui aura soufflée.

ALICE.

Cela te fait rire, toi, qu’on nous envoie mendier un asile !

THÉRÈSE.

Je ris de l’invention... Quant à la chose elle-même, je la trouve lamentable, mais prévue... Et puis, c’est assez malin pour réussir, et dame, à la suite de mon empoignade avec Marguerite, tout ce qui peut nous éloigner d’elle me sourit... Elle m’en a dit !... Et je te prie de croire que je n’ai pas été muette non plus... J’étais dans un tel état qu’il m’a fallu marcher un quart d’heure pour me remettre... Je me croyais douce, patiente... N’empêche qu’elle en a entendu de fortes !...

Anna entre.

 

 

Scène VII

 

ALICE, THÉRÈSE, ANNA

 

ANNA, à Thérèse.

De très fortes !... Mme de Raon sort de chez moi !... Quand vous vous y mettez, ma petite Thérèse !... Lui proposer de déguerpir pour que je trouve la maison attrayante et m’y installe !...

THÉRÈSE.

Nous avons bien cherché ce qui vous déplaisait ici...

ANNA, embrasse Thérèse.

Ce n’est pas vous, sûrement !... Elle vient de me parler sans beaucoup de ménagements, cette bonne Marguerite.

THÉRÈSE.

Oh ça !... je m’en rapporte !...

ANNA.

Elle m’accusait d’être l’âme de vos noirs complots, quand, au contraire, si quelque chose m’enthousiasme en eux, c’est qu’ils ne me doivent rien. Elle a fini par le comprendre et toute sa colère s’est retournée contre vous. Elle prétend que vous êtes sans cœur, dépourvues de nobles sentiments, et que je puis m’attendre aux pires déceptions.

ALICE.

Vous avez répondu ?

ANNA.

En la dispensant de me signaler un danger auquel je ne crois pas.

ALICE.

Oh ! c’est gentil !

ANNA.

J’y croirais... On ne se défend pas quand on est triste à pleurer... Je songe à votre jeunesse humiliée, à cette science du mal qui renferme à vos yeux le secret de la vie... Je pense qu’au lieu d’une maman pour vous chérir, vous aviez une camaraderie louche.

Les jeunes filles tombent dans ses bras.

THÉRÈSE.

Vous ne nous abandonnerez pas ?

ANNA.

Non, certes !... Dans une heure, au lieu de partir seule, je vous emmène.

ALICE.

Maman ! Ah ! quel bonheur !

De nouveau les jeunes filles se jettent au cou de leur mère, qui les écarte avec un sourire un peu contraint.

N’êtes-vous pas récompensée en nous voyant heureuses ?

ANNA.

Si je pouvais l’être avec vous !...

THÉRÈSE.

Pourtant, vous redevenez notre mère...

ANNA.

Ma chère Thérèse, vous êtes dans la peine, et je n’hésite pas à vous sauver. J’ai tué dans mon âme beaucoup de sentiments très doux, mais en tâchant d’épargner la bonté... À ce point de vue, vous trouverez en moi, soyez-en sûres, une véritable mère... Je suis comme les vieux saules creux : le bois mort du cœur n’empêche pas les branches de verdir et les oiseaux d’y trouver un abri...

ALICE, douloureusement.

Ainsi vous nous prenez rien que par charité.

ANNA.

La charité qui consiste à offrir sa vie, à consacrer son âme, il n’y a pas d’humiliation à l’accepter, croyez-le, mes enfants... Et puis, sait-on ce que deviendra mon cœur auprès de vous ?... Il est entre vos mains, las de son abandon, tenté, lui aussi, d’accepter la charité...

Souriant.

Je vous livre un secret...

THÉRÈSE.

Nous saurons en tirer parti... Au premier abord, dans notre contentement d’être secourues, nous avons dû vous paraître égoïstes... Mais l’étions-nous tant que cela ?... Tenez, Alice et moi avions projeté de nous sauver de la maison pour vous rejoindre à Vienne et vous supplier de nous recueillir... Ces idées-là viennent du cœur !

ANNA, enchantée.

Laquelle y a pensé la première ? Vous, Alice ?

ALICE, honteuse, jetant à Thérèse un regard mécontent.

Je ne me souviens plus...

ANNA.

Allons, je ne le saurai pas... Me voilà forcée à partager ma reconnaissance... Et puis, le moment d’agir est venu.

Souriant.

Impossible de prolonger notre séjour ici, après votre scène avec Mme de Raon. Thérèse, cherchez votre père et amenez-le-moi, que je lui annonce nos grandes résolutions.

THÉRÈSE.

J’y vais.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

ALICE, ANNA

 

 

ANNA.

J’envoie Thérèse plutôt que vous. Dans votre petite association elle m’a l’air d’être le ministre des Affaires étrangères... C’est elle qui s’est chargée d’affronter Mme de Raon.

ALICE, riant.

Ministre de la Guerre alors... Ce matin, nous nous étions divisé la besogne. Pendant qu’elle expédiait Marguerite, j’essayais de convaincre papa.

ANNA.

Sans succès ?

ALICE.

Il a témoigné le regret d’être faible...

ANNA.

Bien décidé à ne pas devenir fort ?

ALICE.

Ajoutant que s’il rompait avec Marguerite, ce ne serait pas pour vous une raison de rester.

ANNA.

Il disait vrai... Alors vous n’avez plus espéré qu’en moi ?

ALICE.

Dans mon découragement je ne comptais plus sur personne... Je suis trop jeune pour comprendre ce qui vous éloigne de nous ; mais retrouverons-nous jamais cette maman qui nous berçait toutes petites, et qui a tant pleuré en nous quittant ?... Pourquoi cela vous fait-il plaisir qu’on vous appelle maman, quand, au fond, vous l’êtes si peu ?

ANNA.

Pourquoi, lorsque je détruisais en moi ce qui aime, n’ai-je pas réussi à tuer ce qui souffre ?... L’un n’existe plus, l’autre s’attendrit encore pour un mot.

ALICE.

La bouté a survécu dans votre cœur. Vous le dites, et on n’a qu’à regarder vos yeux pour le croire... Etre bon, n’est-ce pas une façon d’aimer ?

ANNA.

C’est aussi, chez les orgueilleux, une façon hautaine de rendre à la vie le bien pour le mal.

 

 

Scène IX

 

ALICE, ANNA, HUBERT

 

HUBERT, affectant un ton très délibéré.

Thérèse m’apprend, chère amie, qu’on dépeuple ma maison ?... Vous emmenez ces fillettes pour quelque temps ?

ANNA.

Vous m’y avez encouragée.

HUBERT, empressé.

Oui, oui, certainement... Elles sont à l’âge où il faut voir du pays... Les voyages forment la jeunesse ! Comptez-vous encore partir aujourd’hui ?

ANNA.

Plus que jamais... On attelle. Ces petites vont emballer rapidement ce qui leur est indispensable pour me suivre...

HUBERT.

On leur expédiera le reste.

ALICE, timidement.

À tout hasard, nous avons passé la nuit à faire nos malles... Tout est prêt.

Souriant.

L’idée vient de Thérèse. Portez-lui mes félicitations...

Alice la regarde, regarde son père, sourit et s’en va.

 

 

Scène X

 

ANNA, HUBERT

 

HUBERT.

Merci, Anna, merci... Pas en mon nom, bien entendu, mais au nom des enfants... Elles étaient réellement abandonnées... Ah ! vous me tirez d’une bien cruelle épreuve !

ANNA, très aimable.

Heureuse de vous rendre service.

HUBERT.

Il devenait tellement impossible de conserver ici cette jeunesse, que si vous l’y aviez laissée, j’avais imaginé un petit stratagème. Un beau matin Alice et Thérèse débarquaient à Vienne, fuyant la maison paternelle pour implorer votre protection... Vous n’auriez pas résisté !...

ANNA.

Ce n’est pas vous qui avez trouvé cela ?...

HUBERT.

Si !... Ma parole !

ANNA.

Vous le leur avez proposé ?

HUBERT.

Tout de suite... Pour les calmer... Elles étaient d’une agitation !...

ANNA, sourit avec tristesse.

Voyez, je m’inquiète de tout...

HUBERT.

Vous prenez au sérieux votre rôle de mère.

ANNA.

Trop, peut-être... Si mes filles manquaient de confiance... Qui sait ?... Je serais capable d’avoir du chagrin.

HUBERT.

Elles ne seront pas ingrates... quoiqu’elles me plantent là sans abuser des regrets... Il faut être de bon compte : je n’en mérite guère.

ANNA.

Oh ! vous en mériteriez !... si l’on n’aimait que pour être payée de retour !...

Le cœur gros, elle se dirige vers le vitrage du fond, et regarde dans le parc.

HUBERT, à part.

Bon ! je n’y échapperai pas !... Voici la révélation de son innocence... La flèche du Parthe !... Tenons-nous bien !...

ANNA, revient brusquement.

On a oublié de prévenir Hector que j’emmène les enfants... Il devait m’accompagner, mais à présent que nous sommes en nombre, je n’ai plus du tout besoin qu’il se dérange... Soyez assez aimable pour aller l’avertir.

HUBERT, étonné.

Volontiers.

Il s’éloigne.

ANNA, le rappelant.

Mon ami, c’est probablement la dernière fois que nous sommes seuls. Quittons-nous bien. Je n’emporte contre vous aucun sentiment pénible. Donnez-moi la main et adieu.

HUBERT, lui donne la main.

Adieu... Anna, moi non plus, je... Le passé est effacé...

ANNA.

C’est entendu !... Quand vous aurez envie de voir vos filles, demandez-moi l’hospitalité. J’ai accepté la vôtre, ainsi ne faites pas de façons. Adieu.

HUBERT, indécis.

Je vais donc avertir Hector.

Fausse sortie.

Vous m’avez bien tout dit ?

ANNA.

Pour Hector ?... Mais je compte qu’il va descendre et, s’il est aimable, nous conduire à la gare...

HUBERT.

Il s’agit bien de lui !... je parle pour moi... Vous n’oubliez rien ?...

ANNA.

Rien que je sache... Si vous voyez quelque chose...

HUBERT.

Nous allons nous séparer comme cela... sur un simple adieu... sans une parole de...

ANNA.

Hubert, nous pouvons vivre l’un sans l’autre... Des phrases n’empêcheront pas cette vérité d’être évidente... Moi qui croyais vous être agréable en tournant court.

HUBERT.

Tenez, vous êtes méchante de ne pas vouloir comprendre... Quand une femme innocente se donne pour coupable à son mari, qu’elle se plaît à l’écraser sous un déshonneur fictif, le moins, c’est qu’elle lui rende l’honneur lorsqu’elle ne l’aime plus... Or, vous ne m’aimez plus !... Eh bien, avant cet adieu tout sec, vous deviez me dire : « Hubert, je ne vous ai jamais trompé ! » et ajouter pourquoi...

ANNA, souriant.

Pourquoi je ne vous ai jamais trompé ?

HUBERT.

Hé non !... Pourquoi vous vous êtes laissée accuser faussement.

ANNA.

Ainsi vous savez... Mon Dieu, qu’Hector est donc bavard !... Je suis désolée, ayant à ma portée un moyen si facile de vous être agréable, de l’avoir négligé... On ne pense pas à tout !... Et vraiment, cette histoire de ma vertu semble si peu importante !...

HUBERT.

Peu importante !... Pour moi, passe !... Vingt ans après, on s’est fait une philosophie. Mais pour vous !...Il y a des hontes qui salissent toute une vie.

ANNA, mélancolique.

Ma vie s’est refusé toute douceur par dégoût de ces hontes, et voyez, l’heure venue de m’en laver, je n’y pense même pas !... C’est beau de dompter sa nature !... Mais vous, votre philosophie, quoique vieille de vingt ans, n’a pas l’air trop dédaigneuse des petits secours.

HUBERT.

À quoi bon faire le fier ?... Non, je ne refuse pas un peu d’aide... et une parole affectueuse, en vous en allant, eût été bien accueillie... Anna, je ne suis pas heureux... Si vous étiez moins indifférente, je vous le cacherais... Mais que suis-je pour vous ? Moins que rien... Sachez-le donc, Marguerite n’est pas l’amie qu’il me faudrait... Vous l’avez vue... Vous me voyez... Cela suffît, je n’ai pas besoin d’en dire plus long...

ANNA.

Je suis restée honnête et ma satisfaction est médiocre ; vous avez servi vos passions, et votre félicité est mince... Mon pauvre ami tous les chemins mènent à Rome... Je vous plains, plaignez-moi... Je n’ai pas vécu plus seule dans mon abandon que vous dans vos intimités. Il pleut du ciel des croix qui ne choisissent pas les épaules...

HUBERT.

J’entends les petites.

ANNA.

C’est le départ...

Alice et Thérèse arrivent en toilette de voyage.

 

 

Scène XI

 

ANNA, HUBERT, THÉRÈSE, ALICE

 

THÉRÈSE

Nous voilà prêtes...

ALICE.

Je crois que la voiture avance... Papa, il faut nous dire adieu.

Hubert embrasse tendrement ses filles.

HUBERT, avec émotion.

J’abandonne peut-être sottement mon unique ressource...

ANNA.

J’étais un hôte dangereux... Vous le constatez bien tard... Mon cœur arrivé pauvre s’éloigne à peu près riche. Hubert, merci encore de votre gracieuse invitation.

Elle fait passer ses filles, et tous se dirigent vers la sortie.

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